Pollution chimique

03 Dec 2025

« Comme si j’avalais des flammes »… Que savons-nous 41 ans après la catastrophe de Bhopal ?

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Brigitte Angelini

Militante écologiste

Quarante ans après la plus tragique catastrophe industrielle de l’histoire moderne, les victimes sont oubliées, les responsables demeurent hors de portée de toute poursuite grâce à un système d’immunité judiciaire, et des tonnes de substances toxiques restent encore à ciel ouvert, jamais collectées.

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« Vers 00 h 30, je me suis réveillée en entendant mon enfant tousser. Dans la pénombre, j’ai vu que la pièce était envahie de fumée blanche. J’entendais des cris partout. On criait : “Courez !” Puis j’ai commencé à tousser, comme si j’avalais des flammes. Mes yeux brûlaient. »
 
Ces mots sont ceux d’Aziza Sultan, survivante de l’horrible drame provoqué par la fuite de gaz toxique dans l'usine de pesticides de l'Union Carbide américaine à Bhopal. Plus de quarante ans après les faits, la catastrophe continue de tuer et de contaminer l’eau comme les sols. Mais pourquoi s’est-elle produite ? Pourquoi la société américaine Union Carbide n’a-t-elle jamais assumé la responsabilité d’une négligence pourtant reconnue, et pourquoi les polluants issus de ce désastre n’ont-ils toujours pas été correctement dépollués ?
 
Le corps d'une fille non identifiée, morte dans une fuite de méthylisocyanate. La photographie de Pablo Bartolomeo, prise à Bhopal le 4 décembre 1984, a remporté le prix World Press Photo de l'année et est devenue l'un des symboles de la crime. Photo : worldpressphoto.org.
 
L’ombre de la mort
 
Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, un nuage de méthylisocyanate (MIC) s’est échappé du site de Union Carbide India Limited (UCIL) et a dérivé au-dessus de la ville endormie de Bhopal. Des milliers de personnes sont mortes presque instantanément, et des dizaines de milliers d’autres ont été blessées. Les chiffres officiels font état d’au moins 3 787 morts. Une déclaration gouvernementale de 2006 estimait à 558 125 le nombre de personnes blessées — incluant des dizaines de milliers de blessures temporaires et plusieurs milliers d’atteintes irréversibles.
 
Au-delà des victimes immédiates, environ un demi-million de personnes ayant survécu à l’exposition initiale souffrent de séquelles chroniques : maladies respiratoires, cécité ou lésions oculaires, troubles neurologiques, atteintes cutanées ou organiques, et bien d’autres pathologies durables. Les générations suivantes rapportent elles aussi des maladies chroniques et une contamination persistante autour du site.
 
Et malgré un accord financier en 1989 et quelques poursuites visant des cadres indiens, la responsabilité — financière, pénale et morale — de la société mère reste farouchement contestée.
 
Des sacs contenant les crânes des victimes de la catastrophe de Bhopal ont été conservés dans le garde-manger de l'hôpital Hamidiya après l'autopsie, et ont été découverts par le photographe Raghu Rai. Photo : bhopal.net.
 
Une catastrophe invisible qui se prolonge
 
Mais le drame ne s’est pas arrêté au nuage toxique. Lorsque l’usine a fermé, d’énormes quantités de déchets chimiques — pesticides, solvants, métaux lourds, composés organochlorés et autres sous-produits toxiques — ont été abandonnés sur place, stockés dans des bassins d’évaporation ou enfouis dans des fosses.
 
Faute d’élimination appropriée, les pluies et les mouvements naturels de la nappe phréatique ont provoqué un phénomène de lixiviation : les toxines ont pénétré le sol et contaminé les aquifères fournissant l’eau potable des quartiers voisins.
 
De multiples études, réalisées au fil des décennies, ont confirmé cette pollution : jusqu’à 3 kilomètres du site, les analyses d’eau et de sol révèlent des concentrations élevées de pesticides ou de métaux lourds — parfois des dizaines de fois supérieures aux seuils de sécurité.
 
Des dizaines de milliers d’habitants — souvent issus de quartiers défavorisés — continuent de boire une eau contaminée.
 
Résultat : de nombreux résidents, y compris des enfants nés des années après la catastrophe, souffrent de maladies chroniques, de troubles congénitaux, de malformations et d’autres pathologies graves. Les militants et chercheurs indépendants qualifient cette pollution chimique de « seconde catastrophe ».
 
Quarante ans d’abandon toxique
 
Plus de quarante ans après les faits, les vestiges contaminés de l’usine de pesticides de Union Carbide demeurent presque intacts, alors même qu’ils continuent de relarguer des substances dangereuses dans les sols et les eaux souterraines de Bhopal.
 
Malgré les demandes répétées des associations de victimes, des autorités indiennes et d’ONG internationales, la société mère américaine — devenue filiale de Dow Chemical après son rachat — s’est toujours défaussée de ses responsabilités. Elle affirme ne pas être légalement tenue de dépolluer le site ni de retirer les milliers de tonnes de déchets dangereux abandonnés.
 
Ainsi, les structures rouillées, les sols chargés de toxiques et les bassins saturés de pesticides n’ont jamais fait l’objet d’une décontamination d’envergure, transformant la zone en un foyer permanent de pollution qui continue de se propager dans les quartiers voisins.
 
Cette inaction prolongée constitue l’un des plus flagrants exemples contemporains d’évasion corporative et d’injustice environnementale.
 
Des enfants jouent devant l'usine Union Carbide à Bhopal le 18 novembre 2009. Selon les experts, environ 25 tonnes de matériaux toxiques sont encore présentes sur le site.
 
Coupables désignés, accusations de sabotage et récits concurrentiels
 
Parallèlement aux batailles judiciaires, Union Carbide a multiplié les thèses alternatives — notamment l’idée d’un sabotage ou d’une manipulation intentionnelle ayant provoqué l’entrée d’eau dans le réservoir de MIC.
 
Ces récits, produits dans des rapports internes ou par voie médiatique, remplissaient deux fonctions : transférer la faute vers des acteurs locaux plutôt que vers la direction du groupe, et compliquer l’établissement d’une négligence grave imputable à la société mère.
 
Or, des enquêtes indépendantes et de nombreuses analyses universitaires ont mis en lumière une série de défaillances systémiques : dispositifs de sécurité inopérants, alarmes désactivées, sous-effectif chronique, entretien différé, etc. Autant d’éléments qui affaiblissent profondément la thèse du sabotage comme explication unique.
 
Le débat sur la cause est donc devenu un débat sur la responsabilité.
 
Influence politique, extradition avortée et responsabilité pénale
 
Les efforts pour engager la responsabilité pénale de dirigeants de Union Carbide se sont heurtés à de nombreux obstacles.
 
Le président de la société, Warren Anderson, a bien été arrêté à son arrivée à Bhopal en décembre 1984, mais il a rapidement été libéré et a regagné les États-Unis. Les demandes répétées d’extradition ont échoué, invoquant un manque de preuves et des difficultés diplomatiques.
 
La complexité d’extrader un PDG étranger, conjuguée au règlement civil de 1989 et à la focalisation sur les cadres indiens, a abouti à une quasi-absence de responsabilité pénale au plus haut niveau.
 
Des années plus tard, en 2010, quelques responsables indiens ont été condamnés pour homicide par négligence — à des peines minimes, jugées scandaleusement insuffisantes par les survivants.
 
La succession corporative complique encore les choses : lorsqu’elle rachète Union Carbide en 2001, Dow Chemical refuse catégoriquement de reprendre la responsabilité juridique du désastre. Elle soutient qu’elle n’a pas hérité des « passifs historiques » de UC — une position contestée politiquement et moralement, mais qui a tenu devant les tribunaux.
 
Pour les victimes et les militants, la question demeure brûlante : une entreprise qui détient aujourd’hui les actifs, les archives et l’héritage industriel de Union Carbide ne devrait-elle pas, de fait, assumer aussi ses responsabilités environnementales et morales ?


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