Indonésie : comment en finir avec la déforestation ?
Par Adèle Tanguy
Mais le phénomène est loin d’être enrayé. Pour réussir, il faut réformer les pratiques tout au long de la chaîne de valeur. Rien ne se fera sans une forte volonté politique et une coopération entre les acteurs publics et privés à différentes échelles.
Publié en avril dernier, le rapport annuel du Global Forests Watch était univoque. Malgré la crise du Covid-19, la forêt vierge tropicale a continué de reculer en 2020, de 12 % de plus que l’année précédente. La disparition des forêts primaires a provoqué l’émission d’au moins 2,64 gigatonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions annuelles de 570 millions de voitures, selon l’ONG. Les forêts tropicales humides, qui revêtent une importance particulière en matière de stockage du carbone, sont les plus touchées par le phénomène. Cependant, parmi les pays tristement connus pour la perte de leurs forêts, l’Indonésie témoigne d’un recul de la déforestation de 17 % en 2020 par rapport à l’année précédente, selon le même rapport, prolongeant un recul entamé il y a quatre ans. Peut-on déjà s’en réjouir ? La gouvernance des forêts et la coopération internationale y ont-elles participé ?
L’archipel indonésien abrite la huitième plus grande superficie forestière du monde, et la troisième plus grande superficie de forêt tropicale. Cependant, entre 2002 et 2019, l’Indonésie a perdu plus de 26 millions d’hectares de couverture forestière. Parmi eux, 36 % étaient des forêts primaires humides. Jusqu’alors second derrière le Brésil, le pays de Joko Widodo est même devenu au début des années 2010 le territoire où la déforestation annuelle est la plus sévère au monde. En 2012, l’archipel affichait par exemple une perte des forêts vierges deux fois plus importante qu’au Brésil. Certaines îles sont particulièrement affectées, notamment l’île de Bornéo qui a déjà perdu la moitié de ses forêts.
Déforestation à Bornéo selon les estimations et prévisions du Fonds mondial pour la nature (WWF) (Source : Clotilde Luquiau, "Une controverse autour de l’huile de palme : regard international versus regard local", in Cahiers d’Outre-Mer 71, no. 278, 1 July 2018: 541–53)
Cette déforestation est communément due à la production d’huile de palme et à d’autres plantations agricoles, à l’industrie du papier, à l’exploitation forestière, aux infrastructures et aux projets miniers, et enfin aux incendies incontrôlés. Dans le cadre de l’Accord de Paris de 2015, l’Indonésie s’est fixé un objectif de réduction de 29 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport au scenario de référence d’ici 2030. Cet objectif inclut les émissions liées à la déforestation et à la destruction des tourbières, qui constituent la première source d’émissions du pays. Même si les grandes entreprises de l’huile de palme et de la pâte à papier se sont engagées vers un objectif de « déforestation zéro », l’Indonésie restait le troisième pays à avoir perdu le plus de forêts primaires en 2019, autour de 324 000 hectares. Pourtant, depuis 2016, le rythme de la déforestation est en baisse, suggérant que certains efforts ont pu porter leurs fruits.
Perte de forêts primaires en Indonésie, 2012-2019. (Source : Elizabeth Dow Goldman, Mikaela Weisse, "We Lost a Football Pitch of Primary Rainforest Every 6 Seconds in 2019", in Global Forest Watch Blog, 2019)
L’HUILE DE PALME, PRINCIPALE RESPONSABLE ?
Le secteur de l’huile de palme est fortement critiqué pour être à l’origine d’une conversion massive de l’utilisation des terres entraînant la disparition des forêts. Le pays est en effet le principal producteur mondial d’huile de palme. Entre 1990 et 2010, la production indonésienne a ainsi été multipliée par huit. À Sumatra par exemple, les plantations se sont développées depuis les années 2000 et au cours de cette décennie, environ 19 % des 3,5 millions d’hectares déforestés sur l’île sont directement attribués à ce secteur. Dans un rapport publié en 2018, l’ONG Greenpeace affirmait que les activités des 25 plus grands producteurs d’huile de palme avaient détruit plus de 130 000 hectares de forêts depuis 2015.
La déforestation à grande échelle a commencé en Indonésie avec la promulgation de la loi forestière de 1967, qui encourageait l’exploitation privée de toutes les forêts, sauf à Java. Suite à l’exportation de ce bois, afin de développer une industrie nationale, l’Indonésie a mis en place en 1985 une interdiction d’exportation de grumes qui a conduit les groupes forestiers à se tourner vers la production de contreplaqué. Cette dernière a ainsi grimpé de 600 000 mètres cubes en 1979 à plus de 9 millions en 1990, ce qui a placé le pays au premier rang mondial des exportateurs. Résultat : une déforestation accélérée qui a entraîné une raréfaction des ressources disponibles et finalement, l’effondrement du secteur. C’est à cette époque que l’industrie de la pâte à papier s’est développée. L’émergence du secteur de l’huile de palme n’est venue que plus tard. La superficie des plantations de palmiers, d’environ 350 000 hectares en 1985, n’a cessé de se démultiplier ensuite, atteignant 2 millions d’hectares en 2000 puis 5,8 millions en 2010 et 11,3 millions d’hectares en 2018. L’huile de palme a donc pris une grande part dans le changement d’affectation des terres, mais elle n’est pas le seul facteur de déforestation en Indonésie.
En outre, toutes les zones déforestées ne sont pas converties en plantations. Souvent, elles sont laissées en jachère jusqu’à devenir des savanes dégradées qui peuvent ou non être converties en activités agricoles. Sur les 59 millions d’hectares de forêt perdus entre 1950 et 1997, 7,1 millions d’hectares ont été convertis en terres arables, 10,2 millions d’hectares en plantations et les 42 millions restants ont été laissés en friche, ce qui autorise à penser que les projets agricoles n’étaient qu’un prétexte pour récolter le bois, au rendement immédiat. De plus, l’exploitation forestière communautaire s’ajoute à ces projets à plus grande échelle, permettant à de nombreuses familles de vivre de la vente du bois. L’apparition de plus en plus fréquente d’incendies incontrôlés est encore une autre cause de la déforestation. Ils sont souvent causés par la culture sur brûlis, permettant de fertiliser rapidement de nouvelles terres. Elle est utilisée aussi bien par les communautés locales et les petits agriculteurs que par les grands après avoir abattu des arbres, afin de réduire l’utilisation d’engrais dans les premières années d’exploitation.
UN DILEMME ENVIRONNEMENTAL, SOCIAL ET ÉCONOMIQUE
Le premier impact direct de la déforestation réside dans la perte de biodiversité, à travers la destruction d’écosystèmes et la disparition d’espèces endémiques, tant au niveau de la faune que de la flore. La destruction de ces écosystèmes modifie aussi la température de surface régionale. Les forêts jouent également le rôle de puits de carbone, faisant de la déforestation un facteur d’émissions nettes, en plus des émissions liées aux incendies. Par conséquent, l’Indonésie est responsable de près de la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre dues à la déforestation et à la dégradation des forêts. Les nuages de fumée entraînent également d’importants problèmes sanitaires. Cela peut affecter les communautés vivant dans les forêts avoisinantes jusqu’aux habitants des grandes villes situées à des centaines de kilomètres des incendies et des pays voisins comme la Malaisie et Singapour – dont les entreprises d’huile de palme jouent un rôle important dans le développement du secteur en Indonésie. Les impacts peuvent également être économiques, comme le montrent les conséquences des incendies de 2015, qui ont entraîné des dommages de plus de 16 milliards de dollars sur divers secteurs tels que la sylviculture, l’agriculture et le tourisme.
Les communautés indigènes sont cependant considérées comme les premières victimes de la perte des forêts. Leur mode de vie s’en trouve menacé ainsi que leurs moyens de subsistance reposant sur les ressources naturelles. Initialement, à la suite de la Constitution de 1945, plus des trois quarts des forêts avaient été laissées sous le contrôle des communautés locales et de leurs droits traditionnels. Toutefois, ce contrôle sur les forêts a pris fin en 1970, sous la présidence autoritaire de Suharto, et 70 % des terres sont tombées sous la juridiction de l’État. Les communautés locales n’ont reçu aucune compensation pour la privation de leurs terres et forêts traditionnelles. Elles n’ont pu faire valoir leurs droits qu’après la chute de Suharto à la fin des années 1990. Mais une partie des forêts communautaires avait déjà fait l’objet d’attribution de concessions et de l’expansion de la déforestation illégales. Un décret adopté en 2012 a alors établi que ces forêts relèveraient du droit coutumier. Cependant, ce décret n’a pas été suivi d’une cartographie claire des forêts, créant une incertitude sur les limites des terres concernées qui joue en faveur des entreprises exploitantes. Face à cela, les organisations protégeant les droits des communautés indigènes revendiquent que les engagements contre la déforestation des exploitants ne doivent pas les absoudre de réparer ce préjudice passé et plaident pour la mise en place d’un mécanisme de compensation.
Le concept de « déforestation zéro » défendu au niveau international a d’abord suscité une certaine résistance de la part du gouvernement indonésien, car il ralentirait le développement économique et mettrait un terme aux activités d’un certain nombre d’entreprises et de petits exploitants. En effet, le développement du secteur de l’huile de palme a été réglementé de manière à inciter les entreprises à établir des partenariats avec les populations locales. Au total, les petits exploitants gèrent 40 % des plantations, de manière soit indépendante, soit semi-indépendante en vendant leurs fruits à des coopératives ou à des entreprises. En conséquence, le développement du secteur a permis la création de nombreux emplois dans le pays, faisant vivre 5 millions de ménages, et générant entre 1 000 et 2 000 dollars par an et par hectare. Il a également joué un rôle important dans la réduction de la pauvreté pour de nombreux Indonésiens, permettant l’émergence d’une classe moyenne rurale.
De plus, éviter la déforestation en réduisant la production d’huile de palme apparait comme une solution non viable, sur le plan environnemental. L’huile de palme est environ 8 à 10 fois plus productive que le soja, le colza ou le tournesol, dont la production nécessiterait 50 à 100 tomes de pesticides supplémentaires. Par conséquent, limiter la production d’huile de palme afin de réduire la déforestation n’est pas souhaitable en soi dans le contexte d’une demande mondiale d’huiles oléagineuses ¬ croissante autour de 3 à 4 % par an. Cela ne ferait que reporter la demande vers des huiles plus gourmandes en terres.
SUR LA VOIE D’UNE GESTION DURABLE DES FORÊTS INDONÉSIENNES ?
Face aux conséquences environnementales et sociales de la déforestation, la pression exercée à travers les campagnes de dénonciation des ONG ou encore les actions de boycott a conduit à des résolutions à différentes échelles pour réduire la déforestation et gérer plus durablement les forêts. Au cours des dernières décennies, le secteur privé s’est engagé à atteindre l’objectif de « déforestation zéro ». Les principales entreprises du secteur de l’huile de palme ont mis en place des mécanismes de certification d’huile de palme durable, tels que la Table ronde sur l’huile de palme durable (RSPO) en 2004, ou le système indonésien d’huile de palme durable (ISPO1). En 2014, certaines des principales entreprises se sont réunies pour créer l’Indonesian Palm Oil Pledge et le Sustainable Palm Oil Manifesto, afin de partager les connaissances et de promouvoir les bonnes pratiques. Les principaux acteurs du secteur de la pâte à papier du pays se sont également engagés dans des politiques similaires.
Dès 2014, la communauté internationale a pris des engagements à l’encontre de la déforestation. Via la Déclaration de New York sur les forêts, les gouvernements se sont fixé pour objectif de mettre fin à la perte de forêts naturelles d’ici 2030. Le gouvernement indonésien reste cependant réticent à l’égard de l’objectif « déforestation zéro » et préfère établir ses propres normes en fonction de sa vision du développement. En 2011, par le biais d’un moratoire, le gouvernement s’est engagé dans le cadre du mécanisme REDD+ à suspendre la délivrance de concessions dans les forêts protégées, les forêts primaires et les tourbières. Les forêts secondaires ou dégradées n’étaient pas concernées par ce changement.
Malgré ces témoignages de bonne volonté, le déclin des forêts se poursuit. Cette tendance peut être attribué à un manque de gouvernance efficace et d’application du droit sur ces questions. La gestion des ressources présente un risque de corruption, et le manque de transparence sur la gestion des forêts et sur l’attribution des concessions avant 1999 est un facteur d’accélération de la déforestation. Dans les années 1980, les quelques réglementations imposées aux exploitants forestiers, telles que les réglementations de reboisement, ont majoritairement été un échec. Cet échec de la gestion centralisée des forêts a conduit à la décentralisation de la gestion forestière en 1999, permettant aux autorités régionales de délivrer les concessions. Cependant, cela eut pour effet de participer à la déforestation, l’application de la loi s’avérant encore moindre et les budgets des autorités locales trop faibles.
Pour le secteur de l’huile de palme, sous la responsabilité du ministère de l’Agriculture, la complexité du cadre légal joue contre les engagements de « déforestation zéro ». En effet, les réglementations, les engagements officiels et les objectifs politiques poursuivent souvent des buts contradictoires, à savoir réduire la déforestation et augmenter la rentabilité. De plus, l’impunité face à la déforestation illégale reste également un défi en matière de gouvernance. Dans un rapport publié en 2019, l’ONG Greenpeace a étudié l’implication des producteurs d’huile de palme et des papetiers qui avaient été condamnés à des amendes par des tribunaux civils dans des affaires de Jakarta entre 2012 et 2018 pour avoir provoqué des feux de forêts. Le rapport démontrait qu’aucune de ces affaires n’avait abouti au remboursement des amendes.
QUESTION DE GOUVERNANCE
Face à ces enjeux, il semble nécessaire d’améliorer la gouvernance et la transparence dans la gestion des forêts. Une co-gouvernance avec des acteurs non étatiques pourrait ainsi être envisagée. En outre, le transfert de compétences aux régions et aux autorités locales améliorerait la gestion et inciterait à une protection efficace des forêts. Pour ce qui est du secteur de l’huile de palme, les impacts de la production pourraient être limités en attribuant les friches en concessions afin de réduire l’empiètement sur les forêts. Cela permettrait alors de répondre à la demande prévue pour 2050. Toutefois, cela nécessiterait des connaissances agronomiques et de meilleures pratiques qui pourraient être encouragées par une coopération mondiale. En outre, rendre obligatoire la publication de cartes de plantations pour les entreprises d’huile de palme permettrait de mieux identifier les responsables de la déforestation et des incendies.
Une politique globale de lutte contre la déforestation doit aussi prendre en compte les petits exploitants. Dans leur cas, la traçabilité et le contrôle sont rendus difficiles par le nombre d’intermédiaires. Si les entreprises doivent assurer la durabilité de leurs approvisionnements, elles risquent de marginaliser la partie la moins bien lotie d’entre elles. Une solution serait d’améliorer la traçabilité grâce à des systèmes et de les inclure dans la certification et la norme indonésienne de l’huile de palme durable. De plus, des solutions communautaires peuvent être appliquées pour aider à diversifier les moyens de subsistance des communautés qui dépendent d’activités basées sur la déforestation afin de créer des incitations à s’engager dans des pratiques de conservation.
Atteindre les objectifs de « déforestation zéro » nécessitera donc une forte volonté politique et une coopération entre les acteurs publics et privés à différentes échelles – de la coopération internationale aux transferts aux autorités locales et à l’inclusion des communautés et des petits exploitants, en passant par la coopération avec les acteurs non gouvernementaux. Cependant, il est important que les engagements soient pris tout au long de la chaîne de valeur, depuis la gestion des forêts jusqu’aux acheteurs et consommateurs, et transversalement à tous les secteurs, afin d’éviter le boycott de produits tels que l’huile de palme. Ce qui ne ferait que reporter la consommation vers d’autres produits tels que les huiles oléagineuses, lesquelles nécessiteraient encore plus de terres pour être produites.
Par Adèle Tanguy
Source : asialyst.com/fr