Quand les déchets se transforment en instruments d’apartheid et d’occupation .
Récemment, la chaîne Al Jazeera a publié un reportage de terrain approfondi révélant un crime environnemental majeur commis par Israël sur les territoires palestiniens occupés — un sujet encore trop peu couvert par les médias. Le principe est simple : la consommation pour nous, les déchets pour vous.
Nous reproduisons ci-dessous, sans aucune modification, le contenu du reportage d'Al Jazeera:
Par Ghina Al-Khatib – 14 avril 2025
Israël transforme progressivement la Cisjordanie en une immense décharge de déchets toxiques, en y transférant ses déchets dangereux au lieu de les traiter sur son propre territoire, où la législation impose des normes strictes. En parallèle, les autorités israéliennes empêchent l’Autorité palestinienne de développer ses infrastructures de traitement des déchets et de protéger les Palestiniens contre les effets environnementaux dévastateurs de cette pollution.
Depuis plusieurs années, Israël transfère vers la Cisjordanie des boues issues du traitement des eaux usées, des déchets médicaux, des huiles usagées, des solvants, des métaux, des déchets électroniques et des batteries, transformant les territoires occupés en véritable décharge de déchets israéliens, selon un rapport du Centre palestinien de recherche sur Israël (Madar).
Ces déchets posent un danger majeur en raison de leur caractère non biodégradable, ce qui entraîne une accumulation dans le sol, une contamination de l’eau et de la végétation, avec des conséquences graves sur la santé des populations locales.
D’après les Nations unies, le dépôt, le commerce illicite et la gestion illégale de déchets toxiques et dangereux sont considérés comme des crimes environnementaux, c’est-à-dire des activités illégales portant atteinte à l’environnement au profit d’individus, de groupes ou d’entreprises.
Entre 2021 et 2022, l’Autorité palestinienne pour la qualité de l’environnement a recensé 51 cas de transfert illégal de déchets dangereux depuis Israël vers la Cisjordanie – ce qui constitue un crime environnemental au regard de la définition de l’ONU.
Ces cas concernaient des déchets issus de la construction, de l’agriculture, des huiles et batteries usagées, des déchets médicaux, plastiques et même de la viande avariée, selon le rapport sur l’état de l’environnement en Palestine publié en 2023, qui précise que ces chiffres ne représentent qu’une fraction des quantités réellement introduites par Israël.
La décharge de Toflan, en Cisjordanie, pour les déchets plastiques israéliens de contrebande (Al Jazeera / AFP).
Échapper à la réglementation
Contacté par Al Jazeera, Walid Habbas, chercheur au Centre Madar, explique qu’Israël contourne ses propres lois environnementales en transférant ses déchets vers les territoires occupés, une politique qu’il qualifie d’extension du projet colonial.
Il affirme également que certaines entreprises et usines israéliennes polluantes ont été déplacées en Cisjordanie, où elles échappent à tout contrôle, et participent en même temps à la consolidation des colonies.
Selon l’organisation israélienne B'Tselem, l’occupation administre plus de 15 installations de traitement des déchets en Cisjordanie, dont 6 spécialisées dans les déchets dangereux.
Le rapport du Centre Madar identifie 10 entreprises israéliennes spécialisées dans le traitement de divers types de déchets dangereux transférés en Cisjordanie. Elles sont situées dans des zones industrielles rattachées aux colonies israéliennes installées sur des terres palestiniennes.
Parmi les principales zones concernées figurent Ma’ale Efraim (à l’est du village de Douma), l’ouest d’Ariel, la zone industrielle de Shilo à l’est de Ramallah, Mishor Adumim à l’est de Jérusalem, la vallée du Jourdain, ainsi que d’autres zones industrielles comme Barkan, Kedumim, Atarot et Metarim près d’Hébron.
Ces installations gèrent d’immenses décharges de déchets solides et de déchets de construction. Chaque année, elles reçoivent environ 350 000 tonnes de déchets dangereux israéliens, en bénéficiant de facilités et de normes environnementales allégées imposées dans les colonies.
Deux types d’entreprises
En Cisjordanie, on distingue deux catégories d’entreprises israéliennes impliquées dans la gestion des déchets. La première regroupe les entreprises officiellement enregistrées et autorisées par les autorités israéliennes, opérant dans les 35 zones industrielles israéliennes implantées dans les territoires occupés, selon Habbas.
Ces zones industrielles ont été créées dans le but d’élargir les colonies et de renforcer les infrastructures destinées aux colons. Les entreprises qui y sont établies jouissent d’une grande liberté d’action, sans contraintes réglementaires, en particulier dans les zones classées de type « A », bénéficiant d’avantages spécifiques.
La seconde catégorie regroupe des réseaux informels opérant sans autorisation, notamment dans le traitement illégal de déchets électroniques par incinération.
Selon Habbas, Israël vend ces déchets à des réseaux de sous-traitants qui procèdent à des brûlages sauvages en Cisjordanie, ce qui représente une grave menace pour l’environnement.
Ces réseaux reposent sur un marché noir, où opèrent des trafiquants protégés par l’armée israélienne. Leur activité est particulièrement concentrée dans le sud d’Hébron, où les déchets électroniques sont brûlés à l’air libre, aggravant ainsi la crise environnementale.
Un danger grandissant
En 2024, les autorités palestiniennes ont localisé sept sites de décharges israéliennes à Qalqiliya, et intercepté 6 000 tonnes de déchets israéliens à Salfit lors de quatre opérations, selon le rapport annuel de l’Autorité palestinienne pour la qualité de l’environnement. En outre, la colonie d’Ariel a rejeté 120 000 tonnes de boues non traitées dans la région.
Habbas souligne qu’Israël empêche délibérément l’Autorité palestinienne de développer des infrastructures pour gérer les déchets dangereux. Il estime que « la gestion chaotique du dossier des déchets empêche l’Autorité d’intervenir même dans les zones où elle pourrait organiser la collecte et le traitement. »
La Fondation Heinrich Böll a révélé qu’en 2021, plus de 200 ateliers de traitement de déchets électroniques avaient été installés par Israël dans le village d’Idhna, à l’ouest d’Hébron. Leurs activités entraînent une contamination des sols par des substances chimiques toxiques telles que le mercure, qui finissent par polluer les nappes phréatiques.
L’organisation ajoute que l’incinération de déchets électroniques pollue les cultures, menace la biodiversité et la qualité de l’alimentation, avec de graves répercussions sur la santé des populations.
Des substances comme le plomb, le mercure et le cadmium – issues des batteries et déchets électroniques – peuvent rester toxiques dans l’environnement pendant des décennies, affectant les écosystèmes, la faune et la flore.
Les eaux usées et les boues issues du traitement des eaux contaminent également les nappes souterraines, qui constituent la principale source d’eau potable et d’irrigation pour une grande partie de la population palestinienne.
Les pertes sanitaires et économiques liées à la pollution de l’air causée par l’incinération des déchets en Cisjordanie sont estimées à environ 9,1 milliards de shekels pour la période 2023-2030. Rien qu’en 2022, le coût sanitaire et économique a été évalué entre 880 millions et 1,3 milliard de shekels, incluant les pertes agricoles, les dépenses de santé et les dommages environnementaux, selon le Centre Madar.
Pour rappel, la Palestine a adhéré en 2015 à la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination. Elle utilise les mécanismes juridiques de la convention pour dénoncer les transferts illégaux de déchets israéliens sur son territoire, notamment par le dépôt de plaintes auprès du Secrétariat de la Convention.
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