Le long de la Seine, l’étonnant périple des déchets plastiques
Au milieu des roseaux, un morceau de plastique rouge s’enkyste dans la terre autour des racines des végétaux. En amont du pont de Tancarville, près de l’embouchure de la Seine (nord-ouest de la France), les déchets charriés par le fleuve ont pénétré dans l’épaisseur de la berge.
Celui-ci a une histoire. L’étiquette EF56308 qu’il porte en atteste: le morceau de plastique « a été jeté le 26 septembre 2018 » à Rouen, 70 kilomètres en amont de l’estuaire du fleuve.
Romain Tramoy est formel: c’est lui qui l’a relâché après l’avoir dûment répertorié, il y a plus de quatre ans.
Le scientifique, géologue spécialiste des sédiments, mène depuis des années des expériences inédites pour étudier la folle vie des plastiques dans la Seine, et comprendre non seulement combien y finissent, mais aussi d’où ils viennent et comment ils cheminent, ou non, jusqu’à la mer.
Ses résultats sont alarmants: certes, il y a proportionnellement peu de gros plastiques (plus de 5 mm) dans la Seine, étant donné les 16 millions d’habitants du bassin. Mais ceux-ci sont ballottés par les courants pendant parfois des années, sans toujours atteindre la Manche, créant dans l’estuaire « une machine à fabriquer des micro-plastiques ».
« Dans un pays comme la France, où elle est organisée, et où le système d’égouts fonctionne -sauf débordements liés à des orages par exemple- on trouve beaucoup moins de plastique dans les rivières que dans des pays sans collecte, et avec des gorges escarpées, comme en Asie du Sud-Est par exemple », raconte-t-il à l’AFP le long d’une berge jonchée de déchets à Yville-sur-Seine.
Mais les déchets « y restent pendant des années » en allant « d’une berge à l’autre ». « Aucun déchet ne va à la mer de manière linéaire », affirme le chercheur en paléo-climatologie à l’université Paris-Est-Créteil. « Ils remontent et redescendent plusieurs fois avec la marée ».
Des plastiques, « on en trouve partout, des macro, des micro, voire des nano… »
100 à 200 tonnes par an
La Seine prend sa source sur le plateau de Langres en Côte d’Or et se jette au Havre après avoir arrosé les pieds de la Tour Eiffel et Rouen.
M. Tramoy se rend sur plusieurs sites pour recenser les déchets, que ce soit sur la berge d’Yville, en aval de Rouen, dans les boucles de la Seine chères aux impressionnistes, ou le long d’un paysage de bocage normand.
Il y a des sites dits « d’accumulation », de « vraies déchetteries », et d’autres « dynamiques » où les déchets « partent et arrivent chaque jour ».
Parfois, il « tague » les plastiques en rose ou jaune fluo, pour les retrouver peut-être un jour ailleurs.
Un jour de février, sur une berge caillouteuse, on distingue les différentes vagues d’arrivage. Dans les « laisses » de branches et bois flottants abandonnées par les marées, se mêlent divers morceaux que Romain Tramoy a justement étiquetés dans le passé.
Bouteilles de détergent, bidons, pots de yaourt, sacs de bonbons, couvercles, sandales… un inventaire à la Prévert de la consommation moderne.
Les expérimentations de son équipe entre 2017 et 2020 ont établi que sur la Seine, « 100 à 200 tonnes de plastique par an arrivent à la mer », bien moins que ses hypothèses de départ.
D’une berge à l’autre
La Seine est en fait nettoyée, notamment par le groupe Vinci Construction Maritime et Fluvial qui nettoie depuis 40 ans 66 km de berges avec des navires nettoyeurs. 26 barrages flottants sont répartis sur le fleuve ainsi que sur la Marne. Et des associations font du ramassage sur berge.
Malgré tout, il en reste. Pour les traquer, Romain Tramoy a placé des « filets » à Rouen à la sortie de « déversoirs d’orage » où passe le surplus des égouts après les pluies. Le contenu est lavé, séché, pesé et répertorié dans son laboratoire.
« On y trouve une vingtaine de plastiques différents, et deux types de déchets: ceux de la voirie, comme des bouteilles en plastique ou des mégots venant des égouts, et ceux venant des toilettes », dit-il.
Dans le filet près du Pont Jeanne d’Arc à Rouen entre le 14 avril et le 23 mai 2022, 44% du poids des déchets séchés sont des lingettes, fléau des stations d’épuration.
Archéologue
Comme un archéologue de l’anthropocène, le chercheur se sert de produits récurrents pour dater les flux. Un de ses marqueurs fétiches est « le tube de microlax », un médicament laxatif souvent jeté dans les toilettes, retrouvé en abondance. Ceci permet une datation « presque comme au carbone 14 » grâce aux dates de péremption du tube.
A la Chapelle Gravenchon, au lieudit Petitville près des usines pétrochimiques, la route serpente entre champs plats et fermes normandes. Des roselières bordent les chemins de halage.
Là, le chercheur a découvert une zone étonnante, régulièrement inondée l’hiver, où se concentre un stock très dense de bouchons, briquets, bâtons de coton-tige mêlés à des coquilles d’escargots ou petits déchets végétaux, tous en voie de fragmentation.
« En 2018, nous avons prélevé un mètre carré de sol dans cette zone, il y avait 20.000 débris différents pesant au total 4 kilos, dont 10.000 granulés de plastique industriel neuf ». L’équivalent de « décennies d’accumulation ».
Un ver de terre se fraye un chemin dans un cylindre de plastique. Une tête de « Kiki », célèbre poupée des années 1980, arbore une coiffure verte de mousse. Le plastique fait partie de la nature.