Une enquête de Mediapart et de ses partenaires révèle que les fonds d’investissement « durables » vendus en Europe ont investi 87 milliards d’euros dans 200 entreprises parmi les plus émettrices de CO2 au monde, en profitant du laxisme de la réglementation européenne.
Finance verte européenne : une arnaque à 87 milliards d’euros

Gagner de l’argent tout en contribuant à sauver la planète : c’est ce que font miroiter aux épargnant·es les banques qui commercialisent des fonds d’investissement dits « verts » ou ESG (pour environnement, social et gouvernance). Mais ces fonds prétendument écolos continuent d’investir des dizaines de milliards d’euros dans les entreprises les plus émettrices de CO2 du monde.

C’est ce que révèle une enquête menée par Mediapart, Voxeurop, et nos partenaires du réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), sur la base de données financières du groupe London Stock Exchange (LSE). 

Cette imposture, parfaitement légale, a été rendue possible par le laxisme de la réglementation de l’Union européenne (UE) sur la finance « verte ». Conçue à l’origine pour réorienter vers la transition écologique les centaines de milliards d’euros de l’épargne européenne, elle favorise en réalité le greenwashing (ou écoblanchiment), c’est-à-dire les fausses promesses. 

Ce sont les banques et les gestionnaires d’actifs qui décident où placer l’argent que leur confient leurs clients (particuliers et investisseurs institutionnels), soucieux de réaliser un placement ayant du sens.

Nous avons donc analysé les investissements réalisés au dernier trimestre 2023 par 4 342 fonds « verts » commercialisés en Europe dans les 25 entreprises cotées en Bourse les plus émettrices de CO2 de huit secteurs d’activité particulièrement problématiques : pétrole et gaz, automobile, aéronautique, charbon, acier et minerais, transport maritime, mode, agriculture.

Ces fonds, théoriquement écolos, ont pourtant investi 87 milliards de dollars dans notre échantillon de 200 entreprises ultracarbonées. Et contribué ainsi à des émissions massives.

Les fonds « verts » ont ainsi investi 33 milliards de dollars dans les 25 compagnies pétrolières les plus nocives pour le climat (TotalEnergies, ENI, Shell…). Ce qui rend ces fonds prétendument « durables » coresponsables de l’émission de 110 millions de tonnes de CO2 par an, l’équivalent d’un quart des émissions annuelles de la France (lire notre méthodologie dans les annexes de cet article).

10 milliards pour TotalEnergies

Les mêmes fonds ont investi 20 milliards de dollars dans les entreprises les plus carbonées de l’automobile (Toyota, Stellantis, Mercedes Benz, General Motors…), 14 milliards dans celles de la mode, 9 milliards dans celles de l’aéronautique, et même 623 millions dans celles du secteur du charbon, qui est pourtant la source d’énergie la plus climaticide.

TotalEnergies est le plus gros bénéficiaire, avec 10 milliards de dollars investis par les fonds « verts ». Alors même que le champion français du pétrole et du gaz développe de nouveaux gisements géants totalement incompatibles avec l’accord de Paris, qui vise à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C.

 

En Europe, les « fonds verts » ont investi 87,4 milliards de dollars dans les entreprises les plus émettrices de CO2

 

Investissements (en millions de dollars) réalisés par les « fonds verts » commercialisés en Europe dans deux cents entreprises cotées, qui sont les vingt-cinq plus émettrices de CO2 de huit secteurs d’activité (charbon, pétrole et gaz, agriculture, acier, mode, transport maritime, automobile, aviation).

 

Parmi les autres entreprises présentes en France, 5 milliards d’euros d’investissements « verts » ont été réalisés dans le constructeur automobile Stellantis (qui contrôle Peugeot et Citroën), 3 milliards dans Airbus, 2 milliards dans le fabricant de moteurs d’avion Safran, 192 millions dans Dassault Aviation (fabricant de jets privés particulièrement climaticides), ou encore 611 millions dans le roi de l’acier ArcelorMittal, industriel qui émet le plus de CO2 en France.

Les fonds « écolos » ont aussi injecté 7,5 milliards de dollars dans les champions de la « fast fashion » Zara et H&M, 641 millions dans le groupe suisse Glencore (numéro un mondial du charbon), 2,8 milliards dans le géant minier Rio Tinto, et même 265 millions d’euros dans la compagnie pétrolière saoudienne Saudi Aramco, plus gros émetteur mondial de CO2.

La plupart des grandes institutions financières participent à cet écoblanchiment. Les trois plus gros gestionnaires d’actifs concernés sont l’américain Black Rock (numéro un mondial), l’allemand Deutsche Bank et le français Crédit agricole/Amundi, avec plus de 5 milliards de dollars d’investissements chacun dans certaines des 200 entreprises super-émettrices. Toutes les autres banques françaises sont concernées (lire le deuxième volet de notre enquête).

Contactés, les trois plus gros investisseurs de notre classement ont refusé de commenter nos informations précises. Black Rock a répondu que ses fonds « verts » ont une méthodologie « transparente » et « respectent la réglementation européenne ». Amundi indique respecter « l’ensemble des réglementations en vigueur ».

Les investissements dans les entreprises parmi les plus émettrices de CO2 ne représentent qu’une petite partie des actifs détenus par les fonds « verts ». Mais ils confirment l’échec du règlement européen dit SFDR, entré en vigueur en 2021 dans le cadre du Pacte vert, censé faire de l’UE une zone neutre pour le climat en 2050.

Destiné au départ à améliorer la transparence pour les épargnant·es, le SFDR a de facto créé deux labels ESG. Il y a les fonds « article 8 » ou « vert clair », dont une partie seulement des actifs sont choisis sur des critères sociaux ou environnementaux. Ils concentrent 98 % des investissements réalisés dans notre échantillon de 200 entreprises très émettrices de CO2.

Les fonds « article 9 » ou « vert foncé » sont pour leur part censés être composés presque exclusivement d’investissements « durables ». Ils ont pourtant investi 2 milliards d’euros dans notre « top 200 ».

La règlementation est si floue qu’elle est critiqué par les ONG, certains régulateurs nationaux, et une partie du secteur financier lui-même. La Commission européenne a en effet refusé de définir ce qu’est un investissement « durable ». Et aucun investissement n’est formellement interdit, y compris dans les secteurs ultranocifs pour le climat, comme le pétrole, l’acier ou le ciment. De fait, la plupart des fonds se contentent d’exclure le charbon, le tabac et les armes « controversées ».

 

TotalEnergies, Shell et Zara en tête des plus gros investissements des « fonds verts » européens dans les entreprises les plus émettrices de CO2

 

Investissements (en millions de dollars) réalisés par les « fonds verts » commercialisés en Europe dans deux cents entreprises cotées, qui sont les vingt-cinq plus émettrices de CO2 de huit secteurs d’activité (charbon, pétrole et gaz, agriculture, acier, mode, transport maritime, automobile, aviation).

Dans un texte au vitriol publié en 2023, l’Autorité des marchés financiers (AMF) française a indiqué « qu’il était capital, afin de réduire l’écoblanchiment, que la Commission européenne » durcisse les règles. « Nous militons pour qu’il y ait des standards minimum, et que la réglementation définisse clairement ce qui relève de l’investissement durable », indique Philippe Sourlas, secrétaire général adjoint chargé de la direction de la gestion d’actifs à l’AMF. 

En attendant, c’est le règne de l’autorégulation. Les banques ont toute liberté pour établir leur propre méthodologie, à condition de la justifier. Sans surprise, la plupart ne se sont pas montrées très ambitieuses. « Le verdissement de la finance est extrêmement superficiel, parce que la priorité du secteur comme des épargnants, c’est la performance financière. Les fonds vraiment verts seraient potentiellement moins performants, donc largement invendables », analyse Julien Lefournier, ancien trader et coauteur du livre L’Illusion de la finance verte (Éditions de l’Atelier). 

Les gestionnaires d’actifs regorgent d’astuces pour limiter les contraintes écologiques, tout en respectant les règles européennes. Les entreprises sont sélectionnées en fonction de notes ESG établies en interne ou par des agences spécialisées. Mais les émissions comptent pour une part minoritaire, ce qui permet d’investir dans des entreprises polluantes, mais bien classées sur le social et la gouvernance.

La quasi-totalité des entreprises que nous notons ne respectent pas les objectifs de l’accord de Paris.

Axel Pierron, de l’agence de notation Morningstar Sustainanalytics

La plupart des notes prennent uniquement en compte les émissions directes de l’entreprise, pas les émissions indirectes (dites « scope 3 ») dues à leurs produits. Par exemple, l’agence de notation MSCI estime que TotalEnergies est en ligne avec l’objectif de l’accord de Paris (2 °C de réchauffement), car elle ne prend pas en compte les émissions générées par la combustion du pétrole et du gaz produits par TotalEnergies.

Autre problème : les notes ne prennent pas en compte les émissions brutes de CO2 mais « l’intensité carbone », c’est-à-dire les émissions divisées par le chiffre d’affaires. Ce qui permet de ne pas exclure les plus gros pollueurs, et de réviser les ambitions à la baisse. Par exemple, si Airbus consomme moins d’énergie pour produire chaque avion mais fabrique toujours plus d’appareils, cela peut se traduire par une hausse de ses émissions.

Pour sélectionner les entreprises, la plupart des fonds se contentent d’exclure les « mauvais élèves » les moins bien notés de chaque secteur – souvent 10 à 30 % seulement. Et « des indices ESG ne semblent exclure que 2 à 3 % de l’univers d’investissement », souligne Philippe Sourlas, de l’AMF. Dans une recommandation mise à jour en décembre 2023, l’autorité considère qu’un fonds peut communiquer sur ses bienfaits environnementaux s’il exclut au moins 20 % des sociétés. Ce qui revient à considérer arbitrairement comme « vertes » 80 % des entreprises de chaque secteur, sous prétexte qu’elles sont les moins mauvaises.

Pour leur défense, les gestionnaires d’actifs affirment qu’il faut continuer de soutenir les entreprises les plus émettrices, afin de les aider à financer leur transition. « La transition énergétique ne se fera que si l’ensemble des acteurs économiques se transforme. Amundi se doit donc d’accompagner et d’encourager la transformation de l’ensemble des entreprises et secteurs », nous a répondu Amundi, branche gestion d’actifs du Crédit agricole.

Mais seule une minorité d’entreprises a fait valider ses plans de réduction de CO2 par la Science Based Target Initiative (SBTI), qui fait référence en la matière. Et les pionniers de cette démarche ont du mal à respecter leurs promesses. « Si l’on considère le seul critère des émissions, la quasi-totalité des entreprises que nous notons ne respectent pas les objectifs de l’accord de Paris. Les meilleures sont légèrement au dessous de 2° », indique Axel Pierron, directeur associé à l’agence de notation Morningstar Sustainanalytics.

Malgré des règles pourtant minimalistes, de nombreuses banques ont décidé, à partir de la fin 2022, de dégrader certains de leurs fonds « article 9 », les plus ambitieux, dans la catégorie « article 8 ».

Le souci, c’est que ces fonds « vert clair », soumis à des exigences minimalistes, ont souvent des noms trop verts, contenant les expressions « ESG », « conviction », « bas-carbone » ou « aligné sur l’accord de Paris ». Notre enquête montre que 457 de ces fonds aux noms écolos ont investi dans au moins une des 25 entreprises les plus émettrices de CO2 des secteurs du pétrole et du charbon. « Le consommateur n’a aucune chance de s’y retrouver dans ce magma », déplore l’ancien trader Julien Lefournier.

L’Esma, l’autorité européenne des marchés financiers, s’est attaquée au problème, en publiant des recommandations le 14 mai. Elles indiquent qu’à partir de la mi-2025, les fonds qui revendiquent un impact environnemental dans leur nom devront réaliser 80 % d’investissements durables et cesser d’investir dans les entreprises trop liées aux hydrocarbures (pétrole, gaz, électricité fossile).

Le problème, c’est que ces règles sont optionnelles : chaque pays européen décidera cet automne s’il les applique ou pas. Signe de l’ampleur du greenwashing, les deux tiers des fonds « verts » seraient obligés de changer de nom ou de vendre pour 40 milliards de dollars d’actifs trop polluants si les règles de l’Esma étaient appliquées partout, selon une récente étude de Morningstar.

Pour Lara Cuvelier, de l’ONG Reclaim Finance, Bruxelles doit aller plus loin et durcir la règlementation. « Il faut garantir aux investisseurs que les fonds qui revendiquent un bénéfice environnemental ne puissent pas réaliser d’investissements qui nuisent aux objectifs climatiques de l’Union européenne », plaide-t-elle.

Tout dépendra du courage politique de la nouvelle Commission européenne, qui sera investie en juillet. Mais vu le rapport de force des dernières élections européennes, marquées par la progression de l’extrême droite et la baisse du nombre d’eurodéputé·es écologistes, le combat pour verdir la finance est loin d’être gagné.

 

Source: Mediapart

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