L’approvisionnement du marché illicite est particulièrement attractif pour l’industrie du tabac.
Quelle traçabilité pour les cigarettes ?

Depuis plusieurs années, la lutte contre le commerce parallèle de cigarettes, qui échappe en grande partie aux taxes, est perçue comme une solution pour récupérer une partie des trois à cinq milliards d’euros de pertes liées au trafic de tabac en France. Le système de traçabilité des produits du tabac, nerf de la guerre contre le commerce parallèle, reste l’enjeu de manœuvres des industriels qui aspirent, coûte que coûte, à en avoir le contrôle au niveau européen.

Haro sur la contrebande de cigarettes

Le commerce parallèle représente environ 30 % du tabac consommé en France. Une part importante de la consommation globale largement attribuée, selon les experts de la santé publique, à l’industrie du tabac. « En raison du faible coût de fabrication, pouvant descendre à 5 centimes par paquet au Paraguay, ainsi que de l’évitement des taxes, l’approvisionnement du marché illicite est particulièrement attractif pour l’industrie du tabac », expliquent ainsi les experts de l’ONG “Comité National Contre le Tabagisme” (CNCT) sur leur site officiel. « De nombreuses preuves démontrent que l’industrie du tabac demeure massivement impliquée dans le commerce illicite mondial, y compris dans les zones de conflits », poursuit le CNCT. « British American Tobacco a commencé à sur-approvisionner le Mali peu après la chute du Nord aux mains des rebelles, en pleine conscience que ses produits alimenteraient les trafiquants », soulignait ainsi le Organized Crime and Corruption Reporting Project (ORCCP), en 2021.

Des accusations graves régulièrement répétées mais toujours rejetées en bloc par les industriels. Dans un récent rapport, le cabinet KPMG associe ainsi la contrebande de tabac à la hausse des taxes sur les cigarettes, qui obligerait les industriels à augmenter leurs prix pour conserver leurs marges et, en bout de chaîne, orienterait les consommateurs vers les produits de contrebande. « (Le commerce parallèle) va continuer en raison des hausses de prix successives de 1 euro par an depuis plusieurs années » avançait ainsi aux Echos Jeanne Pollès, dirigeante de PMI, le 23 juin dernier, en parallèle de la publication du rapport de KPMG. Mais des organismes antitabac pointent de nombreuses fausses interprétations et exagération des chiffres, qui rendrait la fiabilité de ce rapport plus que douteuse. Le CNCT affirme ainsi avoir identifié des « biais (…) indiquant une volonté surévaluation des niveaux de commerce illicite » et rappelle que « ce rapport (est) financé depuis 2019 par Philip Morris International, en vertu d’un contrat annuel évalué à plus de onze millions d’euros ». De son côté, KPMG joue la défensive et reconnaît ne pas avoir « cherché à établir la fiabilité des sources d’information » et « (avoir) établi des suppositions sans vérification indépendante », tout en affirmant « (s’appuyer) sur l’exactitude et l’exhaustivité des informations disponibles auprès de sources publiques et tierces ».

Crédits : Beeki / Pixabay

La crainte de la mainmise des industriels sur la traçabilité des cigarettes

Bien que critiqués, les rapports des industriels sont régulièrement au cœur d’échanges approfondis entre les fabricants de tabac et les pouvoirs publics. Une pratique qui irrite les organisations anti-tabacs. « L’industrie du tabac ne peut être considérée comme une solution à un problème qu’elle persiste à entretenir », s’indigne le CNCT. Un avis que semble ne pas partager la Commission européenne, qui a recours aux services d’un prestataire directement lié à l’industrie du tabac pour faire face au commerce parallèle. Ce dernier, dont le système est mis en œuvre au sein de l’Union Européenne, a été lancé en 2019. Trois ans après son déploiement opérationnel, la preuve de son utilité n’a pas encore été pleinement démontrée. Aucune hausse significative des recettes fiscales ne semble avoir été constatée. Bien au contraire, une hausse des trafics semble se dessiner.

Ce système est l’héritier de Codentify, une création de l’un des leaders mondiaux des cigarettes Philip Morris International (PMI), qui l’a ensuite concédé gratuitement à ses trois concurrents permettant de garder la main sur les informations relatives aux chaînes de distribution. Au sein de l’Union européenne, le responsable d’une partie de ce système est Dentsu, à l’origine du rachat de Blue Infinity, société qui était en charge de la mise en œuvre de Codentify. « Dentsu Aegis Network a acheté Blue Infinity en 2017, une entreprise de technologie numérique qui, depuis au moins 2013, est étroitement associée à Codentify et à l’industrie du tabac », déplorent ainsi les chercheurs Allen Willian Andrew Gallagher, Anna B Gilmore et Michel Eads, dans un article publié en 2020 pour la revue BMJ.

Responsable de l’entrepôt secondaire de stockage des données après avoir été sélectionné par la Commission Européenne sans procédure de marché public ni mise en concurrence, Dentsu fournit une base de données centralisant les données des entrepositaires primaires. Si le groupe prétend publiquement avoir vendu des services de traçabilité aux 27 États-membres de l’UE, il semble qu’il n’en fournisse en réalité qu’au Royaume-Uni et ce de façon effective depuis seulement quelques jours, le contrat étant opérationnel depuis le 1er juillet dernier, selon un communiqué de presse du groupe daté du 7 juillet dernier. En Union Européenne ce sont les bases de données des entrepositaires primaires de données – choisies et payés par l’industrie du tabac – qui sont copiées dans la base de données Dentsu. Cette mission de Dentsu étant réalisée au service de la Commission, les États membres ne disposent pas de base de données nationale sous leur responsabilité pour le suivi des produits.

Défiance des ONG anti-tabac

Le système européen actuel fait l’objet de plusieurs rapports négatifs, qui en déplorent le manque de caractère opérationnel. Des experts du groupe « Tobacco Control » de la Commission européenne pointent des problèmes récurrents de reporting du système, alors que certains États-membres se demandent encore, trois ans après l’entrée en vigueur du système et deux ans avant son retrait, où les dispositifs anti-effractions doivent être installés sur les machines de production. Ces résultats font écho à l’avertissement qu’avait exprimé la Framework Convention Alliance, fédération internationale d’ONG en charge de la surveillance des industriels du tabac, qui exprimait en octobre 2019 sa méfiance envers une éventuelle généralisation d’un système de traçabilité, comparable à l’Union européenne dans d’autres régions du monde.

De leurs côtés, les associations de lutte contre le tabagisme réclament, outre une sortie du système actuel, une révision de la Directive Tabac, originellement prévue en 2022, mais repoussée en 2024 pour cause de crise sanitaire et de guerre en Ukraine. Du côté du Smoke Free Partnership, on salue ainsi que la Commission européenne reconnaisse le manque de transparence et de confiance du public dans le système de traçabilité européen. Mais l’association souhaite aller plus loin et Smoke Free Partnership, dans une note datée du 31 mai 2021, incite vigoureusement la Commission européenne à proposer une révision de la Directive tabac « pour (en) garantir l’indépendance vis-à-vis de l’industrie du tabac, en particulier pour le système de traçabilité ».

Source: citizenpost.fr

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