Tourisme spatial : quand les plaisirs de quelques-uns polluent la planète de tous
En septembre 2018, le milliardaire japonais Yusaku Maezawa avait déjà acheté à Elon Musk les services du système Starship de son entreprise SpaceX pour un voyage autour de la Lune, à partir de 2023. On ignore le montant de l’addition, mais il est probablement colossal.
Entre 2001 et 2009, huit billets pour embarquer en compagnie d’astronautes à bord du vaisseau russe Soyouz ont été vendus. Direction la Station spatiale internationale, la fameuse « ISS ». Un aller-retour entre 20 et 35 millions de dollars par personne – ce qui représente le budget quotidien d’une quinzaine de millions d’humains vivant au seuil de pauvreté international.
Au-delà de l’obscénité d’une opération visant à satisfaire le rêve d’un seul individu, ces excursions ancrent l’idée que l’espace est une marchandise. Elles consomment aussi matière et énergie, et ont des conséquences environnementales qui augmenteraient considérablement si ce tourisme spatial devait faire l’objet d’un commerce plus large.
Tentons donc d’en chiffrer les conséquences en distinguant les vols un peu polluants, mais très nombreux, les vols moyennement polluants et assez nombreux, et les vols extrêmement polluants, mais peu nombreux.
Tester l’apesanteur dans un vol parabolique
Pour 6 000 euros, vous pouvez déjà vous offrir un vol dans un avion enchaînant une succession de paraboles, vous permettant de ressentir la pesanteur réduite de Mars ou de la Lune, et surtout de flotter douze fois en apesanteur pendant une vingtaine de secondes.
C’est ainsi que la société Novespace a embarqué 1 856 passagers sur 217 vols durant chacun environ deux heures et demie, soit la durée (et la pollution) d’un vol Paris-Varsovie. Dans la mesure où le nombre de passagers a été limité, la pollution totale de ce manège de luxe est restée modeste au regard des 915 millions de tonnes de CO₂ émises en 2019 par les 4,5 milliards de passagers de l’ensemble des vols commerciaux (plus de 100 000 par jour en moyenne).
Voir la courbure de la Terre en vol « suborbital »
Aller dans l’espace nécessite de monter bien plus haut que les avions, au-delà de 100 km d’altitude. C’est l’objet d’un vol dit « surborbital », car la vitesse du vaisseau reste insuffisante pour le placer en orbite. Son vol balistique vous permet d’expérimenter l’apesanteur durant plusieurs minutes tout en admirant la beauté de la courbure de la Terre. Annoncé à 250 000 dollars, cela fait cher la preuve visuelle de la rotondité de notre planète, mais vous dispense provisoirement de la proximité des classes populaires.
SpaceShipTwo est le fuselage central, qui se détachera de l’avion porteur. Virgin Galactic/Mark Greenberg, CC BY-SA
La compagnie Virgin Galactic, appartenant au milliardaire Richard Branson, a annoncé en juillet 2020 avoir déjà vendu 600 tickets pour son SpaceShipTwo, et la société est en train de construire deux autres vaisseaux similaires. Cela signifie potentiellement des centaines de vols réguliers, puisque 9 000 clients ont déjà manifesté leur intérêt. La société Blue Origin du milliardaire Jeff Bezos est aussi sur les rangs avec sa fusée réutilisable New Shepard, elle aussi conçue pour lancer une capsule emportant six touristes spatiaux sur une trajectoire suborbitale culminant à environ 100 kilomètres.
D’après le rapport d’évaluation environnementale du SpaceShip Two, on peut estimer que l’émission de CO2 d’un vol complet est de l’ordre de 27,2 tonnes. À raison de 6 passagers par vol, cela fait 4,5 tonnes de CO2 par passager. Cela équivaut à faire le tour de la Terre, seul dans une voiture moyenne. Pour quelques minutes d’apesanteur, cela représente plus de deux fois l’émission individuelle annuelle (« budget CO2 ») permettant, selon le GIEC, de respecter l’objectif du +2 °C de l’Accord de Paris. Autrement dit, chaque passager piétinera allègrement cet objectif et s’arrogera le droit d’émettre à la place des autres humains.
La propulsion hybride du SpaceShipTwo ne produit pas que du CO2. Le vaisseau crache aussi des suies, résultant de la combustion incomplète d’un mélange de protoxyde d’azote (N2O) liquide et d’un dérivé solide du polybutadiène hydroxytéléchélique. Un article scientifique de 2010 a estimé que 1 000 vols suborbitaux par an produiraient de l’ordre de 600 tonnes de suies, qui, en restant à peu près dix ans en suspension dans la stratosphère, entre 30 et 50 kilomètres d’altitude, contribueraient à modifier le climat à l’échelle de la planète entière – même si tous les tirs partaient d’un même endroit. Par comparaison, l’aviation civile paraîtrait presque propre : elle émet plus de suies au total, 7 200 tonnes par an, mais à des altitudes de l’ordre de 10 kilomètres, ce qui réduit leur durée de suspension et permet leur lessivage par les pluies.
Visiter la station spatiale internationale
Continuons en passant à l’échelle supérieure. Depuis 2009 et la mise en service des modules scientifiques européen et japonais, l’équipage des expéditions vers l’ISS est passé à six astronautes des pays l’ayant financé. Cette obligation ne laissa plus aucune place pour un passager privé et l’agence spatiale russe a interrompu les vols touristiques.
Mais les vols vers l’ISS pour ultra-riches vont reprendre à l’initiative de la société Space Adventures (qui vend aussi des vols en apesanteur). Après des années d’absence, les États-Unis ont en effet retrouvé leur capacité à envoyer des humains dans l’espace suite au succès du vol de qualification de la capsule Crew Dragon lancée par SpaceX en mai dernier. Space Adventures en a profité pour récupérer deux places libres dans les vols Soyouz russes, tout en annonçant un partenariat avec la société SpaceX.
La chute d’Icare. Gravure sur bois de Jörg Breu, dans le Livre des emblèmes, 1531. Wikipedia
Le prix d’un tel vol sera autour de 100 millions de dollars. À un tel tarif, pour réaliser le rêve d’Icare (attention, il se termine mal), il faut sans doute faire partie des 11 000 personnes possédant plus de 250 millions de dollars ou peut-être gagner un lot de la télé-réalité. Il reste ensuite à passer les tests d’aptitude physique au vol spatial, notamment pour s’assurer que l’organisme du passager pourra supporter l’accélération du décollage.
Les 119 tonnes de kérosène raffiné utilisées par le premier étage de la fusée Falcon 9 produisent, lors de leur combustion contrôlée, une énergie comparable à celle dégagée par la récente explosion qui a ravagé le port de Beyrouth et ses environs : l’équivalent de 1 220 tonnes de TNT.
D’après le rapport d’évaluation environnementale de la Falcon 9, le vol complet, avec récupération de la capsule habitée grâce à des navires spécialisés et un hélicoptère, émettra 1 150 tonnes de CO2, l’équivalent de 638 ans d’émission d’une voiture moyenne parcourant 15 000 km par an. Bien plus qu’un chassé-croisé de vacanciers sur l’autoroute ! À raison de quatre passagers par vol, cela fait près de 290 tonnes de CO2 par passager. Autrement dit, un touriste en orbite vaut 65 touristes suborbitaux et presque 160 années d’émission d’une automobile…
Autour de la Lune
Un vol autour de la Lune comme celui que projette Maezawa est bien sûr encore réservé à des milliardaires, qui sont déjà plus de 2 000 et dont le nombre croît constamment. Le vaisseau Starship, à bord duquel s’effectuera le voyage, est le second étage de la fusée Super Heavy, le lanceur orbital super-lourd et réutilisable développé par SpaceX. Le dernier rapport environnemental de ce lanceur indique que l’ensemble Starship/Super Heavy produit la bagatelle de 3 750 tonnes de CO2 à chaque vol. Le projet DearMoon prévoyant d’embarquer de 6 à 8 personnes, cela conduit à des émissions individuelles comprises entre 470 et 625 tonnes de CO2. Chacun grille ainsi en un voyage de quelques jours le « budget CO2 » annuel de plusieurs centaines de personnes. Mais cela reste inférieur aux 1 630 tonnes de CO2 émises annuellement par Bill Gates pour ses déplacements en jet privé…
Nous vous épargnons, sans doute à tort, le coût en CO2 de la construction des pas de tir. C’est du béton, et aussi beaucoup d’emprise en termes de surface occupée. Si à Roissy, l’aéroport occupe environ le tiers de la superficie de Paris intra-muros (32 km2), il le fait pour plus de 470 000 mouvements d’avions par an et près de 70 millions de passagers. Par comparaison, les vols suborbitaux prévus par Virgin Galactic doivent partir du Spaceport America au Nouveau-Mexique, dont la superficie de 73 km2 ne servira tout au plus qu’à 1 000 vols par an.
Nous vous épargnons aussi les conséquences environnementales de l’extraction, du transport et de la transformation des matériaux de haute qualité, l’acier ou l’aluminium par exemple, nécessaires pour fabriquer la masse totale des fusées, et dont l’ensemble ne sera pas totalement récupéré.
Les 1 % les plus riches sont responsables de deux fois plus d’émissions que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Après leurs yachts privés et leurs avions d’affaires, les lubies spatiales de ces (ultra)riches entretiennent l’illusion de toute-puissance à l’origine des graves dérèglements de la biosphère terrestre. Si des économies d’échelle dues aux améliorations techniques rendaient le tourisme spatial accessible ne serait-ce qu’aux classes supérieures, ces inégalités seraient encore amplifiées, ajoutant aux dégradations provoquées par nos sociétés en général et par le tourisme de masse en particulier.
Cet article a initialement été publié dans le cadre du cinquième anniversaire de The Conversation France, le 24 septembre 2020.The Conversation
Roland Lehoucq, Chercheur en astrophysique, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA); Emmanuelle Rio, Enseignante-chercheuse, Université Paris-Saclay et François Graner, Directeur de recherche CNRS, Université de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.