Gabès, une ville polluée au fond
Devant la palmeraie, une boue noirâtre s'écoule vers la mer. Contre la pollution industrielle qui les affecte depuis des décennies, des habitants de Gabès, dans le sud de la Tunisie, veulent aujourd'hui se battre.
C'est près de la plage de Chott Essalem et devant une oasis côtière -une rareté dans le monde- que le Groupe chimique tunisien (GCT), une société publique exploitant les mines de phosphate, s'est implanté dans les années 1970.
Tous les jours, ses unités de production déversent 14.000 tonnes du phosphogypse dans la mer, selon les autorités. En plus de cette boue nuisible à l'environnement, l'usine dégage de l'acide phosphorique dans l'air.
"Autrefois, notre ville était propre", se souvient Moncef Ben Ayadi, un menuisier de 52 ans qui habite à Nezla, quartier limitrophe du site chimique. Mais "depuis l'installation de cette société, Gabès est devenue une ville victime".
Multiples maux
Fatigue chronique, problèmes respiratoires, dégradation de l'eau, des sols et des sous-sols et biodiversité menacée... Nombreux sont les maux dénoncés par les habitants.
Certains assurent même que cette pollution est à l'origine d'une recrudescence de cancers dans la région, ce que les autorités démentent.
"Selon les conclusions des études menées par le ministère de la Santé, il n'y a aucune relation de cause à effet entre les maladies comme le cancer et l'asthme et la pollution provoquée par le complexe chimique", assure à l'AFP le gouverneur de Gabès, Mongi Thameur.
Des dénégations qui laissent les habitants sceptiques.
Sabeh Moumen, 47 ans, propriétaire d'un restaurant populaire, en est convaincue: son asthme a été causé par la pollution.Encore endeuillée par la mort, il y a trois mois, de son frère des suites d'un cancer, Sabeh dit son désarroi: à Gabès, "on n'a plus l'espoir de vivre dans un environnement propre ou de manger sain".
Le golfe de Gabès est pourtant réputé être une frayère de la Méditerranée. Mais les activités d'extraction et de transformation des phosphates, une industrie cruciale pour l'économie de la Tunisie, l'ont fortement pollué.
Délocalisation
Sous la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, contraint à la fuite par une révolution en 2011, "il était interdit de parler des crimes environnementaux commis par ce complexe sous prétexte qu'il représente une source de richesse nationale", affirme Kheireddine Debaya, 32 ans, membre de la campagne citoyenne "Stop Pollution".
Mais avec la libération de la parole née du soulèvement, plusieurs actions de protestation ont été organisées à Gabès pour exiger l'arrêt des rejets et la délocalisation du complexe. A Bouchama, quartier proche du site industriel, des tentes ont été installées devant l'une des entrées du complexe.
"La situation est catastrophique. Nous considérons ce qui se passe à Gabès comme un crime environnemental. L'Etat a privilégié ses intérêts économiques au détriment de la santé des gens", lance Khaled Hassanet, 24 ans, en sit-in devant le bâtiment, en montrant l'épaisse fumée blanche qui se dégage des unités de production.
Les autorités se disent conscientes du problème. Fin juin, le chef du gouvernement Youssef Chahed a annoncé le démantèlement progressif des unités du complexe et son remplacement par une "nouvelle zone industrielle conforme aux standards internationaux" en matière d'environnement.
"Il n'a pas été facile de convaincre les responsables de ce complexe chimique et du ministère de l'Energie, parce que la solution est coûteuse", explique le gouverneur de Gabès.
L'emplacement du projet -au coût estimé entre 3,6 et 4 milliards de dinars (1,2 à 1,4 md d'euros)- doit être fixé d'ici fin décembre. Si les échéances sont respectées, plus de huit ans seront nécessaires au démantèlement des unités et à la construction du nouveau site.
"Avec ce projet, le golfe de Gabès et ses plages, notamment Chott Essalem, seront libérés", assure le gouverneur, en se prenant même à rêver d'une véritable "zone touristique".
Les militants, eux, restent dubitatifs.
"Il n'y a pas de garanties. Depuis des années, des décisions sont prises, des promesses faites mais sans jamais être concrétisées", lâche Kheireddine, de "Stop Pollution".