Voici bien une question que l’on ne se pose pas souvent dans sa vie, tant pour la rareté de l’animal sous nos latitudes que pour le caractère périlleux de l’entreprise.
Est-il raisonnable de suspendre un rhinocéros par les pattes pour le transporter ?

The Conversation. Et pourtant, cette question d’apparence loufoque est un sujet d’interrogation très sérieux pour les vétérinaires et les spécialistes de la conservation veillant au quotidien sur ces animaux dans plusieurs pays d’Afrique.

Car les rhinocéros africains, fortement menacés par le braconnage et la destruction de leur habitat, sont étroitement surveillés dans tous les pays où on les rencontre (Namibie, Afrique du Sud, Kenya, Tanzanie, entre autres).

Les vétérinaires des différents parcs nationaux où vivent ces animaux sont emmenés à pratiquer fréquemment des analyses ou des soins sur des individus en bonne santé ou blessés. Parfois, il faut également déplacer les rhinocéros dans d’autres zones de la réserve, afin de gérer les effectifs ou de les éloigner de zones où le braconnage sévit durement. Autant de manipulations nécessitant évidemment de transporter les rhinocéros après les avoir sédatés.

Or, déplacer une bête dépassant parfois 2 tonnes n’a rien de trivial. Dans les zones accessibles par des routes ou des chemins, un camion équipé d’une grue peut suffire. Mais lorsque l’animal est dans une zone inaccessible, ne reste alors que la voie des airs. C’est pourquoi la Namibie a mis en place, dès 2010, une technique de transport des rhinocéros consistant, après les avoir endormis à distance, à les hélitreuiller attachés par les pattes. L’animal, pendu la tête en bas, peut ainsi rester jusqu’à 30 minutes dans cette position incongrue, le temps d’être déplacé.

 

Rhinos sédatés et hélitreuillés, quels effets ?

Depuis 10 ans, cette technique très efficace s’est ainsi répandue dans d’autres pays devant gérer des effectifs de rhinocéros. Avec une inconnue de taille : personne ne s’était réellement attardé sur le potentiel danger que représentait le fait de suspendre tête en bas un animal taillé pour vivre dans l’autre sens.

C’est donc à cette question étonnante qu’a tenté de répondre le vétérinaire Robin Radcliffe, de la Cornell University de New York, entouré d’une équipe de chercheurs namibiens et sud-africains. Pour ce faire, le docteur Radcliffe et son équipe se sont rendus dans le parc national de Waterberg en Namibie.

À l’occasion de soins devant être prodigués sur des rhinocéros présents dans le parc, l’équipe a sélectionné 12 individus et profité de leur sédation pour tester l’effet de leur position de transport sur leur métabolisme.

Une technique étonnamment bénéfique

Les rhinocéros ont été alternativement pendus par les pattes à une grue pour simuler un hélitreuillage, et allongés sur le flanc pour simuler un transport à plat, pendant que les chercheurs mesuraient, entre autres paramètres, la concentration en dioxygène et en dioxyde de carbone dans l’air expiré. Une façon de vérifier si l’oxygénation des animaux était impactée par la position du corps et donc de définir quelle méthode de transport était la moins pénalisante pour les rhinocéros.

L’équipe du docteur Radcliffe s’attendait à ce que la suspension tête en bas soit loin d’être anodine et ait un impact sur la respiration des animaux. Mais à la surprise générale, il apparaît au contraire que pendre un rhinocéros par les pattes est moins dommageable que de le laisser étendu sur le flanc !

Les écarts rapportés dans l’étude sont faibles mais significatifs : le sang est mieux oxygéné lorsque l’animal est pendu par les pattes qu’en position latérale. Une différence que les auteurs relient à la masse de l’animal : allongé sur le flanc, le rhinocéros est davantage écrasé sous son propre poids, et sa cage thoracique dispose de moins d’espace pour fonctionner. Un problème que résout partiellement la suspension par les pattes.

Faire rire, puis faire réfléchir

Cette étude atypique a retenu l’attention bien au-delà des seuls spécialistes des rhinocéros, puisqu’elle vient de remporter, il y a quelques semaines, un prix « Ig Nobel ». Ces prix parodiques, singeant les prestigieux Prix Nobel jusque dans leur nom (un jeu de mots ressemblant à « ignoble »), récompensent les études scientifiques « qui font rire, puis qui font réfléchir » : des travaux dont le postulat de base semble loufoque, mais qui soulèvent de vraies questions sur notre monde et son fonctionnement.

Aux côtés de l’étude du docteur Radcliffe sur le transport des rhinocéros se trouvait notamment cette année une étude sur le microbiote des vieux chewing-gums, ou encore une publication démontrant l’amélioration des fonctions respiratoires lors des rapports sexuels.

Autant de travaux d’apparence insolite qui apportent toutefois une vraie compréhension de phénomènes auxquels personne n’aurait pensé jusqu’ici. C’est bien connu : le diable se cache dans les détails.

Un acte pas si anodin qu’il n’y parait

Fin de l’histoire ? Pas si sûr. Car si l’étude a été largement couverte médiatiquement pour son caractère insolite et sa victoire d’un Ig Nobel, peu de commentateurs se sont arrêtés sur un point autrement plus important soulevé par l’analyse.

Les conclusions de l’équipe du docteur Radcliffe montrent sans ambiguïté que, quelle que soit la méthode de transport, les rhinocéros sédatés possédaient un sang mal oxygéné. Couché ou pendu par les pattes, un rhinocéros endormi artificiellement ne respire en fait jamais correctement.

Posture de suspension d’un rhinocéros noir (Diceros bicornis) à l’aide d’une grue sur un camion à plateau pour simuler une suspension aérienne sous un hélicoptère en Namibie (R. Radcliffe, 2021). Author provided (no reuse)

Si leur transport en suspension par les pattes limite les déficits d’oxygénation, les auteurs soulignent que l’acte de sédation lui-même est tout sauf anodin. Les opioïdes utilisés dans les fléchettes tranquillisantes ralentissent le rythme respiratoire, et donc l’oxygénation du sang. En clair, l’acte le moins nocif pour le rhinocéros est celui qui n’a pas lieu, et la sédation devrait être utilisée le moins possible, peu importe le mode de transport utilisé ensuite.

L’étude ne se focalise en outre que sur le taux d’oxygénation du sang, et ne dit rien de l’impact, par exemple, d’un trop fort afflux sanguin dans la tête et de la capacité du cœur du rhinocéros à réguler la circulation sanguine lors de la suspension.

Rien non plus concernant les potentielles lésions musculaires et articulaires causées sur les pattes de l’animal, plus habituées à supporter le poids en compression que l’inverse. Bref, même si l’animal semble bien encaisser la manœuvre, cette étude atypique ne doit pas occulter le fait qu’un rhinocéros se portera toujours mieux sur ses quatre pattes plutôt que sédaté et pendu sous un hélicoptère.

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