Cet article a été publié sur Al Jazeera et est traduit et republié par TiredEarth.com
Mohammad Dar Khalil
traduit par TiredEarth
La coupure totale des denrées alimentaires et des produits essentiels dans la bande de Gaza n’est pas un phénomène isolé de son contexte historique ; elle n’est pas non plus apparue pour la première fois comme une réaction à l’opération Déluge d’Al-Aqsa du 7 octobre 2023. Elle incarne plutôt une orientation adoptée par les dirigeants de l’occupation depuis 2006, après la victoire du Hamas aux élections législatives.
Des documents publiés en 2008 ont révélé que les calories allouées aux Gazaouis avaient été calculées, et que le nombre de camions autorisés à entrer avait été fixé dès cette époque.
On a publié à l’époque des déclarations de responsables israéliens évoquant ce qu’ils appelaient « le régime alimentaire des Palestiniens, sans les mener à la mort par la faim, mais en les maintenant dans un état de privation continue », selon des propos attribués à Dov Weissglas, alors conseiller au bureau du Premier ministre.
De nombreux exemples historiques illustrent l’usage de la famine comme arme politique et militaire visant à briser la volonté des peuples et à paralyser leur capacité de résistance — comme ce fut le cas de l’Holodomor en Ukraine (1932–1933), qui fit environ quatre millions de morts, ou du siège de Leningrad (1941–1945), qui coûta la vie à près d’un million de personnes sur une population de trois millions.
À travers ces précédents historiques, on peut retracer les mêmes motivations à Gaza aujourd’hui : tout indique qu’Israël cherche à placer les Palestiniens sous le joug d’une faim mortelle et coercitive, dans l’espoir d’infléchir leur volonté et leurs choix politiques, voire de les forcer à quitter leur terre. Après l’échec à briser leur volonté par la force militaire, l’occupation tente-t-elle désormais de les soumettre par la voie biologique ?
Un nourrisson atteint de malnutrition sévère dans le service néonatal de l’hôpital Nasser (Al Jazeera)
La biopolitique
La biopolitique, telle que l’a théorisée le philosophe français Michel Foucault dans ses cours au Collège de France (1975–1976), publiés plus tard sous le titre Il faut défendre la société, fournit un cadre analytique essentiel pour comprendre comment le pouvoir politique exerce sa domination sur la vie biologique des populations.
Foucault considérait que le pouvoir moderne s’impose en administrant la vie elle-même, à travers le contrôle minutieux des processus biologiques fondamentaux comme la naissance, la maladie, l’alimentation et la santé. Giorgio Agamben est allé encore plus loin en développant ce concept dans son ouvrage Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, où il analyse le projet de réduire l’homme à sa simple existence biologique, dépouillée de ses droits politiques et humains.
Ainsi, l’autorité décide quels individus sont reconnus comme membres de la communauté politique et lesquels ne sont considérés qu’à travers leur réalité biologique. Agamben fonde cette distinction sur deux termes grecs désignant la vie : zoè, c’est-à-dire « la vie naturelle et reproductive » confinée à la sphère privée, et bios, signifiant « une forme particulière de vie », autrement dit la vie politique.
Dans le contexte gazaoui, cette logique prend une forme extrême : la faim sert non seulement à priver les Palestiniens de leur volonté politique, mais aussi à contrôler leur corps et à perturber leurs fonctions vitales, en vue de conditionner leurs comportements et leurs décisions. Ainsi, un besoin biologique fondamental devient une arme politique dirigée contre la volonté collective.
Les études montrent que le cerveau a besoin de glucose comme source principale d’énergie, et qu’une baisse brutale de ce sucre lors d’une privation prolongée entraîne un dérèglement global des fonctions exécutives et cognitives, accompagné d’une perte d’équilibre et d’un affaiblissement de la motivation et de l’élan, en raison du manque de nutriments essentiels comme les acides aminés et les vitamines, comme le confirme la recherche en neurochimie.
Les travaux scientifiques indiquent également que la faim excessive est associée à une forte diminution de la concentration, de la mémoire et de l’attention, et qu’elle génère des biais cognitifs poussant les individus à prendre des décisions à court terme axées sur la satisfaction immédiate de besoins vitaux. Elle les entraîne dans un état proche de l’obsession, en les privant de la capacité de planifier à long terme ou de se concentrer sur des enjeux moraux ou supérieurs.
L’expérience de la famine au Minnesota
Dans l’expérience de la famine au Minnesota (1944–1945), dont les résultats furent publiés dans l’ouvrage The Biology of Human Starvation, le chercheur américain Ancel Keys et ses collègues ont soumis 36 jeunes volontaires européens en bonne santé à une famine partielle durant six mois. Leurs performances intellectuelles ont décliné et leurs pensées furent envahies par des obsessions alimentaires, au point qu’aucune autre préoccupation n’avait plus de place dans leur esprit.
Nombre d’entre eux — l’expérience ayant eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale — sombrèrent dans une apathie profonde, avec une baisse nette de la capacité de réflexion et une incapacité à planifier. Leur faim extrême paralysait presque totalement leur prise de décision.
De plus, des recherches récentes en neurosciences montrent que la faim affecte les régions du cerveau responsables de la mémoire et de la planification : des études d’imagerie cérébrale ont mis en évidence des changements du flux sanguin et de l’activité neuronale dans l’hippocampe (lié à la formation de la mémoire) et dans le cortex préfrontal (lié à la planification future).
Privé d’une alimentation suffisante, le cerveau perd sa capacité à organiser le temps de façon séquentielle, qu’il s’agisse de se souvenir des victoires passées ou d’imaginer l’avenir.
La faim frappe Gaza (réseaux sociaux)
Le plan de famine nazi
Les documents relatifs aux camps de prisonniers soviétiques en Allemagne nazie révèlent l’impact de la réduction drastique des rations alimentaires sur les comportements.
L’historien Timothy Snyder a documenté dans son livre Terres de sang qu’environ trois millions de prisonniers de guerre soviétiques moururent de faim dans les camps allemands entre 1941 et 1945, victimes d’un plan délibéré de famine.
Les prisonniers soviétiques furent les premières victimes de cette politique nazie de famine de masse à l’Est. En août 1941, l’armée allemande fixa la ration quotidienne des prisonniers soviétiques jugés aptes au travail à seulement 2 200 calories. Mais, comme le souligne Snyder, cette ration n’était déjà pas suffisante pour survivre — et en pratique, les prisonniers recevaient bien moins.
Beaucoup ne recevaient pas plus de 700 calories par jour, et au bout de quelques semaines, cette « ration de subsistance », comme l’appelait l’armée allemande, entraînait la mort par inanition. Snyder note que les prisonniers recevaient souvent un « pain russe » spécial fabriqué à partir de pelures de betteraves sucrières et de farine grossière.
Quand les rations chutèrent à ces niveaux critiques, on observa une baisse des tentatives d’évasion et des actes de rébellion durant les trois premiers mois, montrant un lien direct entre privation alimentaire et capacité de résistance.
La faim aiguë reprogramme les priorités humaines en réorientant le cerveau vers les besoins immédiats. Ainsi, la détermination peut vaciller sous des forces plus puissantes que la volonté, poussant à des solutions temporaires comme l’émigration au lieu de choix plus conformes aux convictions nationales profondes.
Les premières semaines de famine ne suffisent pas à briser complètement la volonté, mais l’accumulation sur plusieurs mois entraîne — comme l’a montré l’expérience du Minnesota — un affaiblissement du corps et de l’esprit. Ceux qui subissent la brutalité de la famine et de ses conditions atroces se trouvent entraînés vers des choix qu’ils auraient totalement exclus en temps normal.
Par ailleurs, les relations sociales s’effritent souvent face à des conditions existentielles comme la famine, et des comportements de survie individuelle peuvent émerger faute de nourriture. Cela fragmente le tissu social et anéantit la volonté collective nécessaire pour faire face aux politiques globales de l’occupation.
La génétique met en lumière une dimension encore plus dangereuse. Des recherches sur « l’Hiver de la faim » aux Pays-Bas, publiées dans l’International Journal of Environmental Research and Public Health et menées sur deux générations de survivants, ont montré que l’exposition à la famine in utero modifie l’expression du gène IGF2, impliqué dans la croissance et le métabolisme.
Cet « hiver de la faim » fut une grande famine qui frappa les Pays-Bas, particulièrement dans l’Ouest occupé par les nazis, de novembre 1944 jusqu’à la libération par les Alliés le 5 mai 1945. Quelque 22 000 personnes moururent et 4,5 millions furent touchées par les conséquences directes et indirectes de la famine.
Les descendants exposés indirectement — alors qu’ils n’étaient encore que des fœtus — portent des « cicatrices épigénétiques » qui les rendent plus vulnérables, plus tard, aux troubles psychologiques et métaboliques chroniques. Ainsi, la famine peut compromettre l’équilibre et la solidité de la volonté des générations futures, en les laissant marquées par une fatigue chronique, susceptible de réduire leur capacité à construire une résistance à venir.
Ces éléments confirment que provoquer la famine à Gaza n’est pas une simple tactique ponctuelle, mais bien une stratégie israélienne fondée sur des calculs biologiques et psychologiques, visant à dépouiller les Gazaouis de leur volonté de tenir et de résister.
Les multiples moyens de coercition employés depuis des décennies n’ont pas réussi à briser la volonté palestinienne, mais la famine pourrait bien être l’arme la plus brutale à laquelle ils soient confrontés — une arme qui place l’humanité tout entière devant l’épreuve de réagir à une descente sans précédent dans la barbarie et la déchéance morale.
En 2003 et 2004, 18 des 36 participants originels à l’expérience du Minnesota étaient encore en vie et furent interviewés. Tous exprimèrent une conviction profonde en la non-violence et le désir d’apporter une contribution significative en temps de guerre.
Malgré les dilemmes éthiques liés à l’affamement d’individus en bonne santé, les participants interrogés affirmèrent qu’ils referaient l’expérience, même après avoir connu les souffrances endurées. Beaucoup d’entre eux participèrent ensuite à la reconstruction de l’Europe dévastée par la guerre, travaillèrent dans les ministères, la diplomatie, ou s’investirent dans des actions de lutte contre les guerres.
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