Traduit par Thomas Duand
Depuis des siècles, les communautés autochtones pratiquent le « brûlage culturel ». La Dre Nicole Redvers explique comment cette méthode traditionnelle pourrait nous amener à repenser la gestion des incendies.
Je fais partie de la Première Nation Deninu Kųę́, dans les Territoires du Nord-Ouest, au Canada. En grandissant, je voyais souvent un soleil bien particulier que nous appelons le « soleil de fumée ». C’est lorsque le soleil apparaît rouge ou orange, tandis que des cendres tombent sans cesse du ciel lors d’un incendie de forêt.
Aujourd’hui, nous voyons de plus en plus ce « soleil de fumée », car les feux de forêt sont devenus plus fréquents et plus intenses sous l’effet du changement climatique. En 2023 seulement, la région des Territoires du Nord-Ouest a connu 306 incendies.
Les communautés autochtones comme la mienne comptent parmi les plus vulnérables face aux feux de forêt, car nous vivons généralement au plus près de la nature. Nos infrastructures sont souvent insuffisantes : pas de systèmes de filtration de l’air, ni de bâtiments hermétiques capables d’empêcher la fumée de pénétrer. Beaucoup de peuples autochtones subissent depuis des années une exposition répétée à la fumée des incendies, ce qui met leur santé en danger.
Pourtant, il n’existe pas encore de recherches suffisamment longues et approfondies pour mesurer l’impact réel de cette exposition sur notre santé. Jusqu’à présent, seules quelques études préliminaires existent : elles suggèrent des risques cardiovasculaires et respiratoires liés aux incendies. Quant aux effets sur la santé mentale, ils restent largement sous-étudiés.
Depuis des millénaires pourtant, les peuples autochtones ont mis au point des méthodes pour réduire l’impact des incendies et les effets sanitaires qui en découlent. L’une d’elles s’appelle le brûlage culturel – parfois désigné sous le terme de « feux dirigés », « feux contrôlés » ou encore « feux bénéfiques ».
Aujourd’hui, les données scientifiques confirment l’efficacité de cette pratique ancestrale.
Un pont entre savoirs traditionnels et science moderne
Le brûlage culturel est une pratique communautaire autochtone consistant à utiliser le feu de manière contrôlée pour gérer les paysages, comme les forêts. Il s’agit de réduire la végétation sèche et inflammable de façon maîtrisée.
Il existe cependant une différence subtile avec les brûlages prescrits pratiqués dans le cadre occidental. Ces derniers visent exclusivement à prévenir les incendies et mobilisent des technologies modernes. À l’inverse, le brûlage culturel mené par les Autochtones poursuit des objectifs culturels et utilise des feux lents et doux – des feux à côté desquels on peut marcher. C’est une pratique familiale, où l’allumage du feu suit des méthodes traditionnelles.
Les techniques varient selon les territoires et selon les savoirs transmis au sein de chaque communauté. Par exemple, certains se fient aux baies : si elles ne sont pas assez charnues et juteuses, c’est peut-être le signe qu’il est temps de pratiquer le brûlage culturel.
La colonisation a bouleversé ces pratiques. La Colombie-Britannique fut l’une des premières provinces à interdire le brûlage culturel en 1874. D’autres provinces canadiennes et plusieurs États américains ont suivi, assortissant l’interdiction d’amendes sévères pour ceux qui continuaient à pratiquer ces brûlages au sein des communautés autochtones.
Mais depuis quelques années, l’intérêt pour ces savoirs traditionnels renaît. De plus en plus de recherches scientifiques mettent en évidence leurs avantages et permettent une meilleure compréhension de ces pratiques.
Un projet de recherche, mené par la Dre Kari Nadeau de l’École de santé publique T.H. Chan de Harvard, a comparé la santé d’enfants exposés à la fumée d’incendie de forêt et celle d’enfants exposés à la fumée d’un brûlage dirigé. Les résultats ont montré que l’air chargé de fumée d’incendie était bien plus toxique, et que la fumée issue d’un feu prescrit présentait beaucoup moins de risques qu’on ne le pensait.
Ces données ont depuis servi à éclairer les politiques visant à adapter les feux bénéfiques pour prévenir les incendies incontrôlables.
Au Canada, le gouvernement fédéral et certaines provinces ont commencé à collaborer avec les Nations autochtones pour rapprocher les savoirs traditionnels et la science moderne. En 2022, la Californie a elle aussi renversé une politique qui interdisait le brûlage culturel et a soutenu les tribus dans la relance de cette pratique.
Ces évolutions montrent combien l’alliance entre savoirs traditionnels et science moderne peut contribuer à des mesures concrètes pour réduire les impacts sanitaires du changement climatique.
Pour une véritable collaboration avec les peuples autochtones
Il est encourageant de constater que la science rattrape enfin ce que les peuples autochtones répètent depuis des générations. Mais il nous faut désormais veiller à placer les peuples autochtones au centre de l’action.
Bien souvent, l’accent est mis sur leurs savoirs, mais pas sur les personnes qui les portent. La question posée est généralement : « Comment intégrer ces connaissances traditionnelles dans ce que nous savons déjà de la science occidentale ? » Mais pourquoi ne pas inverser la perspective ?
Le savoir n’existe pas sans les peuples. Si la science se tourne vers eux pour trouver des réponses aux impacts sanitaires du changement climatique, elle doit éviter les approches extractives. Établir de véritables partenariats équitables est la clé.
Une collaboration sincère est également indispensable pour approfondir la recherche sur les effets des incendies de forêt sur la santé et développer des solutions efficaces. C’est l’occasion, pour les chercheurs, d’intégrer l’expérience vécue des peuples autochtones à chaque étape de leurs travaux – et de le faire de la bonne manière.
Il ne s’agit pas seulement de les inviter « à la table des négociations ». Encore faut-il réfléchir à ce que cette table représente. Est-ce une table occidentale à laquelle les peuples autochtones sont conviés ? Au fond, la véritable question est celle-ci : comment soutenir sincèrement des communautés qui, depuis des générations, savent déjà comment prendre soin de leurs terres et de leur santé ?
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