Isabelle Autissier « Seule en mer, je n’ai jamais eu peur »

Elle est, avec la regrettée Florence Arthaud, la grande navigatrice française des temps modernes. La scientifique passionnée accumule les vies. Après la course au large, place aujourd’hui à l’engagement au sein de WWF et à l’écriture. Rencontre avec une passionnée, calme et déterminée.

Fête-t-on Noël quand on est seul à bord, en course autour du monde ? Et de quelle manière ?

Isabelle Autissier : « Chaque marin réagit selon son caractère. Me concernant, il y avait forcément une forme de fête, car les parents et amis ont préparé de petites douceurs et des cadeaux. Cela s’est souvent traduit par un repas amélioré. Ainsi, j’ai eu de petites bouteilles de vin ou de champagne, mais on n’en consomme en général que quelques gorgées, car boire un verre est une chose conviviale et le faire seule n’a pas beaucoup d’intérêt. On prend aussi le temps d’appeler ses proches et de remercier pour les cadeaux. »

Cette fête, traditionnelle et familiale, est-elle une cause de « spleen » particulier pour un marin ?

« Pour moi Noël est un jour comme les autres. Je ne suis pas croyante donc ce n’est pas un jour qui a un sens religieux ou philosophique pour moi ; c’est juste une convention sociale. Mes proches, je les retrouvais à l’arrivée et c’était bien comme cela. En course, ce qui provoque du spleen, c’est une avarie. »

Vous êtes la première femme à avoir accompli un tour du monde en solitaire. Le fait qu’il n’y ait pas de femme sur le Vendée Globe cette année, cela vous chagrine ?

« C’est dommage. Ce que je constate, c’est que les jeunes femmes qui ont du talent font de belles compétitions “préparatoires”, comme le Figaro. À 35 ans, elles ont envie de fonder une famille et disparaissent un peu de la circulation. La compétition reste plus compliquée pour une femme. Tous les hommes qui partent en course ont des enfants, mais il y a des mamans qui les gardent au port. Le contraire est plus rare. »

En 96-97, vous faites demi-tour pour tenter de sauver Gary Roofs, en vain. Comment on ressort de cela ?

« C’est le moment le plus difficile de ma vie de marin, peut-être même de ma vie tout court. J’ai eu un immense sentiment d’impuissance... Je fais demi-tour, il fait un temps épouvantable, il pleut à l’horizontale et je tourne pendant deux jours. On y croit forcément et on s’accroche à n’importe quoi. Quand l’organisation me dit de repartir, je n’y arrive pas. Mais c’était la bonne décision. Humainement, c’est très difficile. Je n’ai fait ce que j’ai pu, mais je ne pouvais pas grand-chose. »

Puis c’est votre tour d’être sauvée par le skipper italien Giovanni Soldini en 1999. C’est ce qui vous fait arrêter la course en solitaire ?

« Non, pas du tout ! J’ai fait quatre tours du monde, dont deux avec escale. À la fin du Vendée Globe, je me suis dit j’en fais encore un, mais c’est le dernier. J’arrête au moment où mon sponsor veut me faire un bateau neuf. Mais je prends cette décision à 46 ans en étant convaincue que si je veux commencer une autre vie, je ne vais pas attendre 60 ans. Je ne vis pas comme mariée avec la course au large. Il me fallait faire page blanche. »

« J’en suis à ma troisième vie »

Y a-t-il un profil type de marin pour une course comme le Vendée Globe ?

« Les mentalités ont évolué. J’appartiens à une génération où la dimension aventure était très présente, même si nous étions des coureurs. Notre point d’honneur était de finir le tour du monde, même à quatre pattes, démâtés et disqualifiés. Aujourd’hui, ce sont d’abord des compétiteurs : s’ils sont victimes d’une avarie qui compromet la victoire, ils arrêtent. Les jeunes marins vont grandir avec des bateaux de plus en plus grands et leur vie entière sera consacrée à la compétition. »

Il y a encore pas mal de casse cette année. C’est quoi les grosses frayeurs sur un bateau ?

« Je suis quelqu’un d’assez serein dans la vie. Je n’ai pas vécu de panique lors des accidents graves de navigation. J’avais énormément travaillé avant sur ces situations potentielles et je les avais mentalisées. À ma demande, mon équipe avait envisagé toutes les situations. Par exemple, comme si en sortir à l’envers dans le noir ? D’où la création d’une balise spéciale, d’où la pose d’un hublot à l’arrière, d’où le conditionnement du radeau de survie dans une boîte étanche, etc. Ces aménagements sont aujourd’hui obligatoires. Nous sommes dans un tel état mental, que lorsque le pépin arrive, nous ne sommes pas en panique. Seule en mer, je n’ai jamais eu d’angoisse, de peur. Le plus dur, c’est le bruit. Lors de mon dernier Vendée, ma quille pivotante hurlait comme une sirène de pompiers ! »

À la tête du WWF, vous vous sentez militante ?

« Je suis une militante, on peut le dire comme cela. J’en suis à ma troisième vie, les trois étant tournées vers la mer. Je suis à la base ingénieure des pêches, j’ai ensuite été compétitrice, et je me partage aujourd’hui entre l’engagement bénévole avec WWF, l’écriture et la navigation hauturière (hors de visibilité des côtes) en Antarctique, en Patagonie et au Groenland. Mon job, c’est aussi bien de faire des conférences grand public que d’aller voir le président de la République et les entreprises, pour leur faire changer de métier. »

La France ne va pas honorer ses engagements, pris lors de la Cop 21, concernant une taxe sur la production de charbon. Ça vous abat ?

« Cela ne m’abat pas, cela prouve que le combat est incessant et que ce n’est jamais gagné ! Ce fait ne doit pourtant pas tout remettre en question, car il y a par ailleurs beaucoup d’actions positives qui se mettent en place en France. Dans la vie, dans votre famille comme dans votre boulot, il y a des bonnes et de mauvaises nouvelles. Si je n’étais pas optimiste et tenace, je ne ferais pas ce métier-là. L’environnement c’est un humanisme. Moi je ne veux pas des baleines pour avoir des baleines, je veux des écosystèmes océaniques vivants, parce que nous en vivons. L’océan est la septième puissance économique du monde. »

« L’écriture est mon mode d’expression »

Pensez-vous que la protection de l’environnement sera effective quand les grands investisseurs de la planète tireront profit de cette politique ?

« Je pense en effet que gouvernements et grandes sociétés vont comprendre que pour avoir une planète sûre et stable, il faut que la pression sur l’environnement soit soutenable. Sinon, on va déstabiliser les économies et les sociétés. Quand il y a la guerre, vous ne vendez pas beaucoup de Coca... Le président chinois n’a pas intérêt non plus à ce qu’il y ait des révoltes environnementales à tous les coins de rue à Pékin. Pour toutes ces raisons pragmatiques, les grandes puissances s’occupent ou vont s’occuper de l’environnement. »

L’autre épreuve en solitaire de votre vie, c’est l’écriture. Des projets ?

« L’écriture est mon mode d’expression. J’aime cet exercice qui fait que l’on n’est pas dans l’immédiateté, dans l’émotion de base. Il faut bâtir quelque chose de plus réfléchi. J’aime l’idée du roman, car je ne suis pas obligé de raconter quelque chose que j’ai vécu. Et j’y travaille. L’exercice qui peut me faire grandir, c’est de m’éloigner de mes bases et d’arrêter des histoires de bateau à voile. »

Source : paris-normandie.fr

 

 

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