Les descendants des peuples autochtones du Japon se réapproprient leur identité
Atsushi Monbetsu fait une prière avant d'aller chasser, le 15 novembre 2022 dans la forêt de Biratori sur l'île de Hokkaido au Japon © AFP Yuichi YAMAZAKI
Au cœur d’une forêt de l’île japonaise septentrionale de Hokkaido, Atsushi Monbetsu s’agenouille sur la mousse dans l’épaisse brume matinale et dit une prière dans la langue quasiment disparue des Aïnous, l’un des peuples autochtones de l’archipel nippon.
« Kamui », appelle-t-il, à l’adresse des divinités aïnoues. « Un Aïnou entre dans votre forêt et souhaite chasser le chevreuil ».
Il repère rapidement un petit groupe de cervidés et en abat un avec son fusil puis, un genou à terre, place les mains devant l’animal, paumes tournées vers le ciel, et les agite de bas en haut pour renvoyer son âme « au pays des kamui ».
Atsushi Monbetsu prie devant la dépouille d’une biche, le 16 novembre 2022 dans la forêt de Biratori, sur l’île de Hokkaido, au Japon © AFP Yuichi YAMAZAKI
Les Aïnous vivaient traditionnellement dans les îles aujourd’hui partagées entre le nord du Japon et la Russie, et commerçaient avec les Japonais, qu’ils appelaient « Wajin ».
Mais en 1869, l’empire du Japon a annexé les territoires aïnous à Hokkaido et banni des pratiques jugées « barbares » comme les tatouages faciaux des femmes, forçant les Aïnous à abandonner la chasse traditionnelle et à adopter des noms japonais.
Tokyo ne les a reconnus officiellement comme peuple autochtone qu’en 2019, après des générations de politiques d’intégration forcées qui ont laissé de profondes cicatrices: dans l’enfance d’Atsushi Monbetsu, la honte de ses origines était si forte que sa mère lui interdisait d’utiliser le mot « Aïnou ».
« Encore aujourd’hui, je déteste parfois mon apparence, si clairement aïnoue », glisse Atsushi Monbetsu, aujourd’hui âgé de 40 ans et arborant la traditionnelle barbe fournie de ce peuple.
Comme un nombre croissant de jeunes descendants des communautés autochtones du Japon, il s’est cependant réapproprié son identité et certaines des pratiques traditionnelles qu’il considère comme un « droit de naissance ».
Selon les croyances animistes des Aïnous, les « kamui » habitent chaque animal, arbre, rivière, jusqu’aux outils et cannes à pêche. « En vivant seulement avec ce que l’on chasse dans la nature, on devient humble, on sent qu’on doit sa vie aux kamui », dit Atsushi Monbetsu.
Moqueries
Tomoya Okamoto a lui aussi longtemps tu ses origines, même à ses amis, craignant les moqueries. Mais avec le temps, ce jeune homme de 25 ans a changé d’avis, en partie grâce à la popularité du manga « Golden Kamui », qui décrit la culture aïnoue.
Convaincu que les modes de vie des Aïnous en accord avec la nature résonnent avec les préoccupations environnementales des sociétés modernes, il est devenu sculpteur d’artisanat traditionnel, voulant ainsi « protéger la culture aïnoue ».
L’apprenti sculpteur Tomoya Okamoto dans un atelier à Biratori, sur l’île de Hokkaido, au Japon © AFP Yuichi YAMAZAKI
Au moins 13.000 Aïnous vivent au Japon, selon le dernier recensement à Hokkaido, en 2017. Un nombre probablement sous-estimé, en raison des mariages mixtes et de la réticence de certains à révéler leurs origines.
A des milliers de kilomètres de là, dans l’archipel d’Okinawa à la pointe sud du Japon, il est encore plus difficile de recenser la population de l’autre principal peuple autochtone du Japon, que le gouvernement ne reconnaît pas officiellement.
On estime cependant que la plupart des 1,5 million d’habitants d’Okinawa sont d’ascendance ryukyu.
Quand le royaume de Ryukyu, une chaîne d’îles aujourd’hui partagée entre les départements japonais d’Okinawa et de Kagoshima, a été formellement annexé par le Japon en 1879, les autorités ont aussi banni les langues locales, avec un processus d’assimilation forcée encore plus implacable qu’à Hokkaido.
« Des politiques ont été mises en place pour enseigner (au peuple ryukyu) la langue japonaise, exiger leur loyauté et finalement les faire combattre » sous le drapeau nippon, explique Eiji Oguma, un sociologue de l’université Keio de Tokyo.
« Sentiments complexes »
Si à Hokkaido peu de gens parlent aujourd’hui couramment la langue aïnoue, à Okinawa des anciens tentent de transmettre les différentes langues autochtones aux jeunes générations.
Elles ne sont cependant pas enseignées à l’école, et des descendants du peuple des Ryukyu, comme le rappeur okinawaïen Ritto Maehara, peinent à les parler, malgré la récente multiplication de livres et de vidéos YouTube destinées à l’enseigner.
Le rappeur okinawaïen Ritto Maehara, d’origine ryukyu, pose sur un vélo à Naha, dans la préfecture d’Okinawa au Japon, le 21 août 2022 © AFP Philip FONG
« Cela me rend triste, car je ne peux pas parler et comprendre autant que j’aimerais », dit à l’AFP l’artiste de 38 ans, dont les fans s’enflamment quand il ponctue ses textes décrivant la vie dans le département le plus pauvre du Japon de mots ryukyu comme « Yakke-yo! » (« ça craint! »).
L’identité ryukyu a été marquée par l’histoire sanglante de la Seconde guerre mondiale, où un quart de la population a péri au nom de l’empereur pendant la bataille d’Okinawa en 1945, y compris nombre de civils, massacrés ou forcés à des suicides collectifs.
Mais l’occupation des îles après-guerre par les Etats-Unis et la présence toujours massive de bases militaires américaines à Okinawa a fait évoluer le sentiment d’une partie des habitants en faveur d’un retour sous le giron japonais, effectif depuis 1972.
« Honnêtement, Okinawa a beaucoup de sentiments complexes », souffle Ritto Maehara. « Ce n’est que depuis peu que je peux dire que je suis fier d’être japonais ».
Le rappeur okinawaïen Ritto Maehara, d’origine ryukyu, se produit sur la scène d’un festival de musique à Naha, dans la préfecture d’Okinawa au Japon, le 21 août 2022 © AFP Philip FONG
Beaucoup d’habitants du département ont vécu des crises d’identité similaires, note Hiroshi Komatsu, chercheur au centre pour les études Asie-Pacifique de l’université Seikei à Tokyo.
Quand ces îles sont devenues une destination touristique populaire auprès des Japonais dans les années 1990, « beaucoup de jeunes Okinawaïens ont réalisé qu’ils ne savaient pas ce qu’était le +vrai Okinawa+ ».
Ils ont alors commencé à chercher des réponses sous diverses formes comme la linguistique ou l’artisanat traditionnel, ajoute-t-il.
Transmettre l’identité
Le « bingata », technique locale de peinture traditionnelle sur textile au pochoir, était très prisée de la noblesse des îles Ryukyu avec ses couleurs chatoyantes et ses motifs inspirés de la faune et de la flore locales, mais a failli disparaître après l’annexion par le Japon, l’exil du roi des Ryukyu et la guerre.
A la bataille d’Okinawa, « les gens ont tout perdu mais ils voulaient encore voir les couleurs et les fleurs d’Okinawa », explique à l’AFP l’artisan local Toma Chinen, héritier de l’une des trois familles qui fabriquaient des tissus bingata pour la haute société des Ryukyu.
L’artisan Toma Chinen dans son magasin de Naha, dans la préfecture d’Okinawa au Japon, le 22 août 2022 © AFP Philip FONG
« Ils ont alors récupéré des draps de lit ou même des toiles de parachute abandonnées par l’armée américaine et les ont teints », utilisant la quinine, traditionnel médicament anti-paludisme, pour obtenir le jaune caractéristique du bingata, raconte M. Chinen.
Le jeune homme de 33 ans perpétue cet artisanat ancestral, en ajoutant sa « patte » pour rafraîchir l’image du bingata et relancer son attrait.
Mais si les jeunes Japonais descendant des peuples autochtones de l’archipel sont de plus en plus à l’aise avec leur identité et leurs traditions, beaucoup pensent que le gouvernement nippon ne les soutient pas suffisamment.
Le village où vit Atsushi Monbetsu à Hokkaido compte ainsi des centres culturels et musées subventionnés, mais plusieurs lieux considérés comme sacrés par les Aïnous ne sont pas reconnus, l’un d’entre eux accueillant même des déchets industriels.
Une employée de l’artisan Toma Chinen réalise le motif d’un textile à Naha, dans la préfecture d’Okinawa au Japon, le 22 août 2022 © AFP Philip FONG
« C’est tellement indélicat », regrette-t-il.
Pour perpétuer l’héritage culturel aïnou, ce père de trois enfants travaille avec les anciens de la communauté pour recenser les rites et traditions, qu’il souhaite maîtriser et enseigner, « pour que les jeunes générations puissent les transmettre à leur tour ».