Si nous reconnaissons aux animaux une valeur morale, alors nous n’avons pas le droit de les utiliser pour satisfaire nos propres fins.
29 août 2020 : 6e Journée mondiale pour la fin du spécisme (1)

« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il refusait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit […]. »

Claude Lévi-Strauss


Les progrès moraux de l’humanité, pour trop lents qu’ils soient, paraissent néanmoins inéluctables, et si l’on doit formuler une crainte, c’est la suivante : qu’en raison de la dégradation irréversible de la planète qu’elle opère, notre espèce ne se laisse pas le temps de reconnaître à tous les êtres sentients leur valeur inhérente, et qu’en conséquence ces derniers soient condamnés à être exploités, souffrir et mourir de notre main sans jamais voir reconnus leurs droits fondamentaux.

En Occident, force est de convenir que l’humanisme, à ses débuts, n’incluait les femmes qu’en théorie. La puissance du mouvement féministe, même s’il ne s’est constitué comme groupe d’opposition à part entière que lors la seconde moitié du XIXe siècle, n’irrigue réellement l’ensemble de la société que depuis le mouvement #MeToo. Si l’on peut raisonnablement poser que le XXe siècle fut celui de la reconnaissance de l’égalité de tous les humains au-delà du critère de la « race », le XXIe siècle consacrera l’égalité entre les femmes et les hommes. Le XXIIe siècle, en toute logique, sera donc celui de l’antispécisme. 

Racisme, sexisme, spécisme : trois discriminations, par nature arbitraires, fondées respectivement sur la race, le sexe et l’espèce, le spécisme formant le lit des deux autres. Trois fléaux qui s’imbriquent et dont l’existence signe notre faillite morale. 

Susan Faludi, en 1991, publiait Backlash, faisant par ce titre référence au « retour de bâton » systématique auquel les femmes doivent faire face à mesure qu’elles progressent dans la conquête de leurs droits. Il se passe la même chose aujourd’hui en France (et ailleurs dans le monde) concernant les droits des animaux qui, sous l’influence de la percée du véganisme comme mode de vie et de films émanant d’associations comme L214 ou One Voice donnant à voir l’enfer quotidien vécu par les animaux dans les élevages, les abattoirs, les cirques et les zoos, se voient battus en brèche de manière systématique aussi bien par les politiques que par les « philosophes » du Landerneau médiatique – souvent les mêmes (il est intéressant de le noter) qui s’opposent à #MeToo. 

Pour tous ces gens, des hommes la plupart du temps, il y aurait de bonnes et de mauvaises féministes, comme il y aurait de bons et de mauvais animalistes, le « mal » étant assimilé ici à la simple cohérence. Comme l’écrivent Gary L. Francione et Anna E. Charlton, « dans une société où la plupart des gens consomment des produits d’origine animale, où l’on valorise le conformisme, où toute originalité est d’ordinaire taxée d’‘‘extrémisme’’, vous serez en conséquence inévitablement confronté à des personnes qui vous traiteront d’‘‘extrémiste’’. » (2)

Le fait est qu’il n’est pas de lutte pour l’égalité sans radicalité – une radicalité qui s’accommode fort bien, et doit s’accommoder dans tous les cas, de la non-violence. De même qu’il n’y aura pas d’égalité femmes/hommes sans abolition du système prostituteur et de la pornographie, son corollaire idéologique, il n’y aura pas d’égalité animale sans abolition de l’exploitation animale. Or l’abolition de l’exploitation des animaux passe nécessairement, pour ces derniers, par l’abolition de leur statut de propriété et la reconnaissance de leurs droits fondamentaux inaliénables et, pour les humains, par l’adoption d’un mode de vie végan (cf. la théorie abolitionniste de Francione), puisque tout produit d’origine animale que nous consommons repose sur l’utilisation et le meurtre des animaux. En effet – et nous ne le répéterons jamais assez -, il ne saurait y avoir d’antispécisme sans véganisme, alors que le contraire n’est pas vrai, puisqu’on peut être végane pour des raisons écologiques ou de santé uniquement.

Le spécisme est un concept forgé en 1970 par le psychologue britannique Richard D.

Ryder, membre du groupe d’Oxford composé d’intellectuels rattachés à la prestigieuse université du même nom, lesquels s’intéressaient à la manière dont les animaux étaient traités ainsi qu’à leur statut moral. Ryder a commencé à la fin des années 1960 à manifester contre la chasse, puis dans une série d’articles mit en accusation l’expérimentation animale qu’il avait été lui-même amené à pratiquer dans le cadre de ses études. Ces articles faisaient suite aux écrits fondateurs de deux femmes, Ruth Harrison (Animal Machines, 1964) et l’écrivaine féministe Brigid Brophy (« The Right of Animals », paru en 1965 dans le Sunday Times). C’est Brophy qui se chargea de mettre Ryder en relation avec trois étudiants d’Oxford qui réfléchissaient à la condition animale et qui est donc à l’origine de la formation du groupe d’Oxford proprement dit.

À partir de là, Ryder, qui devait inspirer les trois théoriciens majeurs des droits des animaux que sont Peter Singer, Tom Regan et Gary Francione, devient un militant antispéciste à part entière et c’est lui qui, le premier, utilise le terme « spécisme » (speciesism en anglais) dans une brochure contre la vivisection rédigée en 1970. Il emploie à nouveau ce terme l’année suivante dans sa contribution à l’essai collectif du groupe d’Oxford intitulé Animals, Men and Morals. Il y explique l’arbitraire des concepts de « race » et d’ « espèce » et comment le spécisme, à l’instar du racisme, n’est rien d’autre qu’un préjugé :

« Les mots ‘‘race’’ et ‘‘espèce’’ sont des termes aussi vagues l’un que l’autre que l’on utilise pour classifier les êtres vivants principalement sur la base de leur apparence. On peut faire une analogie entre les deux. La discrimination sur la base de la race, bien que tolérée presque universellement il y a deux siècles, est maintenant largement condamnée. De la même façon, il se pourrait qu’un jour les esprits éclairés abhorrent le spécisme comme ils rejettent aujourd’hui le racisme. L’illogisme dans ces deux formes de préjugés est du même type. Si nous acceptons comme moralement inacceptable de faire souffrir délibérément des êtres humains innocents, alors il est logique de trouver inacceptable de faire souffrir délibérément des êtres innocents d’autres espèces. Le temps est venu d’agir selon cette logique. »

Si nous reconnaissons aux animaux une valeur morale, alors nous n’avons pas le droit de les utiliser pour satisfaire nos propres fins. Dès lors, leur statut de propriété doit être aboli et le véganisme s’impose à l’évidence comme le principe de base de l’antispécisme. La sentience est ce qui fonde l’appartenance à la communauté morale, et tous les êtres doués de sentience possèdent par nature des droits fondamentaux inaliénables que nous leur nions arbitrairement au motif qu’ils ne sont pas de notre espèce, de même que nous avons longtemps nié, et continuons trop souvent de le faire, les droits de moult catégories humaines au motif que les individus qui les composent ne sont pas de notre sexe ou de notre couleur de peau.

La lutte contre le spécisme participe donc d’une évolution globale nécessaire de l’humanité qui, n’ayant pas besoin de produits d’origine animale pour vivre, doit s’attacher à reconnaître en ses cousins non-humains non de la nourriture, non des ressources, non des êtres livrés à son pouvoir, à son bon vouloir et à sa fantaisie, mais des égaux dont il s’agit de reconnaître la valeur inhérente. Le suprémacisme dont notre espèce fait preuve doit être combattu en tant qu’il est fondamentalement injuste, radicalement immoral et au fondement de toute barbarie. La Journée pour la fin du spécisme, qui voit fleurir en cette année 2020 sa sixième édition, aide puissamment à délivrer et populariser ce message éthique essentiel.

Méryl Pinque


Notes :
(1) JMFS – Journée Mondiale pour la Fin du Spécisme (en français) : https://www.end-of-speciesism.org/fr/
(2) Gary L. Francione, Anna E. Charlton, Petit traité de véganisme (Eat Like You Care: An Examination of the Morality of Eating Animals, 2013), Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015 (tr. fr. Valéry Giroux et Renan Larue).

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